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L’automne du roi Pierre au Kossovo
Les Chaussettes du roi Pierre
Chapitre 1 : l’automne du roi Pierre au Kossovo
I
« Vous ne savez pas ce que cela veut dire – être exilé de sa propre patrie », répétait le vieux roi serbe, Pierre Karadjordjević, au professeur Ilija Djukanović à Priština, en novembre 1915 ; il en fut de même le jour de la saint Georges, dans le parvis du monastère de Gračanica, après le service divin, qui avait rassemblé une foule immense de réfugiés, de malheureux, de désespérés, accourue jusqu’ici de toute la Serbie, fuyant devant les forces réunies des Allemands, des Autrichiens, des Hongrois et des Bulgares, devant la force qui primait le droit et qui commettait ses crimes atroces sans aucun respect pour Dieu. Le roi Pierre aurait préféré éviter ces gens désespérés, car son propre chagrin était lourd comme du plomb, mais ce jour-là il lui fallait prier justement à Gračanica, à cause du peuple et à cause de Dieu. Le peuple l’aurait vu, et serait probablement consolé par le fait d’avoir vu son roi, lui aussi, partager la même peine. Et le bon Dieu jetterait un jour son regard sur la terre et verrait finalement ce qu’il aurait dû voir depuis longtemps. Le bon Dieu, où verrait-il donc les Serbes, sinon à Gračanica ?
« Vous ne savez pas ce que cela veut dire – être exilé de sa propre patrie », le roi Pierre prononça cela comme s’il s’agissait d’une sorte de serment solennel de ne plus jamais redevenir un exilé.
« Vous avez raison, Votre Majesté, moi, je ne le sais pas », dit posément et patiemment le professeur Ilija Djukanović qui, en temps de paix, s’était distingué, comme directeur du Lycée moderne de Belgrade par sa patience dans ses rapports avec les élèves, et qui savait très bien, comme conseiller d’État en temps de guerre, car on lui avait attribué une place d’honneur à la cour, qu’il devait être encore plus posé et encore plus patient avec le vieux roi Pierre, désespéré, et avec Alexandre, prince héritier impulsif. Sa fonction de conseiller le chargeait de rendre plus judicieux et plus compréhensibles les graves angoisses et les remords du vieux roi et du prince violent, donc plus supportables au moment de cette grande tragédie nationale, par son calme, son raisonnement mathématique et son aptitude à inspirer confiance.
Le professeur Djukanović, en tant que conseiller d’État, avait rejoint la cour royale provisoire au moment le plus difficile à Priština – dans la maison de l’avocat Ljubomir Nešić, trop petite et trop exiguë pour une cour qui, comme la Serbie, avait rapetissé. Il était arrivé au moment où un silence sinistre, anxieux et insupportable régnait dans la maison, lorsque le roi et le prince héritier, toutes les fois où ils n’étaient pas sur le front, s’isolaient dans leurs chambres. Alors le roi se promenait de long en large, perdu dans le labyrinthe de ses pensées sur cette situation sans issue, et le prince, assis auprès d’un brasero, tisonnait la braise avec la pointe de son épée pendant des heures.
L’adjudant du roi, le colonel Todorović, souhaita la bienvenue au professeur Djukano vić : « On attendait avec impatience que vous arriviez et essayiez d’animer un peu la conversation entre Sa Majesté le roi et Son Altesse le prince héritier. Dans des situations comme celle-ci, chez nous on dit qu’il y a moins de joie que dans la maison d’un défunt. »
Mais même le professeur Djukanović, même s’il était attendu avec impatience, n’était ni un faiseur de miracles, ni tout-puissant. Même lui ne pouvait pas, dans ces circonstances pénibles, mettre un peu plus d’animation dans la maison, jadis pleine de causeurs, de l’ancien consulat serbe à Priština, où présidait alors Mi – lan Rakić, le consul à la bouche d’or. En octobre 1912, c’est dans cette maison qu’à ce titre il accueillit, en gloire et en triomphe, le roi Pierre et le prince héritier Alexandre, libérateurs de Priština, capitale médiévale du roi serbe Étienne Uroš II Milutin.
Le souvenir même, pensait le conseiller Djukanović, de la célébration des victoires serbes d’antan et de l’éclat de la libération de Priština, était à ce moment-là déplacé et douloureux, augmentait la peine présente et faisait apparaître plus grande la ruine serbe aux yeux du souverain.
D’ailleurs, c’était à lui d’accomplir la tâche la plus difficile, de faire ce que toute personne raisonnable aurait voulu éviter – de préparer le vieux roi Pierre à la décision, de plus en plus certaine et de plus en plus inévitable, de l’État major serbe : ordonner la retraite de l’armée serbe avec le peuple, donc à la décision pénible et effroyable de quitter la patrie et d’aller à la rencontre des alliés, afin de ne pas accepter la défaite et une capitulation.
C’est pourquoi – tandis qu’un cercle de combats s’était resserré autour du Kossovo, tandis que la Serbie toute entière se transformait en Kossovo, et que les Serbes n’y avaient jamais été si nombreux depuis la bataille historique contre les Turcs en 1389, tandis qu’à Priština on pressentait l’arrivée de l’ennemi, tandis que les bureaux de l’Administration réfugiée, ainsi que la cour elle-même, se préparaient pour l’évacuation – le professeur Dju kanović s’attachait, chaque fois qu’il parlait au roi ou au prince héritier, à détourner la conversation de manière à leur dire qu’il était grand temps de s’éloigner, eux aussi, de Priština, si encombrée que l’on y étouffait sous la peine et la détresse humaines.
Or il trouvait de plus en plus difficile d’entamer même une conversation, et d’autant plus de la continuer.
Le roi ne faisait qu’arrêter sa promenade, l’interrompant par un regard profond.
Le prince héritier levait un instant son regard, cessait de tisonner la braise et les cendres de son épée, puis recommençait, avec une vivacité qui trahissait sa colère, à remuer les charbons ardents.
Il était donc de plus en plus clair que tous les deux, le roi et le prince héritier, éprouvaient la pression pénible du sort du Kossovo et qu’ils étaient déchirés à essayer de prendre des décisions avec lesquelles ils mettraient l’histoire à l’épreuve, vu que l’histoire, elle, les avait déjà mis à l’épreuve.
La conversation ne pouvait plus être remise à plus tard. Le professeur Djukanović décida donc de l’entamer et de la finir le jour du saint guerrier Georges, grand protecteur des Serbes, depuis l’époque où Étienne Nemanja s’était échappé des chaînes de ses frères. Il entamerait la conversation avec le roi Pierre, après le service divin, au monastère de Gračanica. Peut-être la liturgie et les prières des réfugiés l’aideraient-elles. Puis il parlerait au prince héritier après le déjeuner, et il ne se laisserait pas interrompre par le regard du celui-ci, jetterait-il lui-même à la tête toute la braise du brasero.
« Voilà, vous ne savez pas ce que cela veut dire – être exilé de sa patrie. Mais moi, je le sais. De tous les Serbes, moi, j’ai été exilé pour le plus longtemps… Quel âge avez-vous, professeur Djukanović ?
– Quarante-neuf ans, Votre Majesté, presque cinquante », le professeur fut surpris par cette question innattendue. Le roi avait-il pensé qu’il était trop jeune pour être conseiller d’État, et plus encore, conseiller de la cour ?
« C’est un bel âge, un demi-siècle.
– On peut presque dire que j’ai vécu assez…
– Moi, j’ai passé en exil autant que vous avez vécu jusqu’à présent », dit le roi Pierre, feignant de ne pas voir une femme en noir, portant le deuil sans doute depuis longtemps, avec un gros ballot dans les bras, qui s’était, malgré l’escorte de la cour, presqu’approchée jusqu’à lui avec une requête et quelque malheur. Cependant, il suivit du regard son adjudant, le colonel Todorović, et le vit l’éloigner en lui parlant vivement à mi-voix. Il voyait cette femme presque quotidiennement pendant ces deux mois de retraite désolante avec l’armée. Il lui semblait de l’avoir vue pour la première fois à Ćuprija, quand sa cour se trouvait dans un wagon, pendant que l’aviation allemande attaquait la gare, et que beaucoup de monde s’était enfui dans des 13 abris, tandis qu’elle seule était restée sur le quai. Depuis ce moment, il avait l’impression qu’elle le suivait ou qu’elle le devançait. Elle s’approchait de lui à quelques mètres de distance et alors, soit elle s’arrêtait, soit on l’arrêtait. Lorsque son auto avait calé dans la boue et qu’il avait fait le chemin de Prepolac à Blace sur un chariot de parc tiré par quatre boeufs, elle avait longtemps marché en silence à côté de lui. Il était déjà étonné quand une journée s’écoulait sans qu’il la vît, à tel point qu’il commençait à croire que le destin prenait un aspect humain.
« Toute la durée de votre vie, professeur, un demi-siècle de ma vie, depuis ce moment dans l’enfance où naissent les premiers désirs jusqu’au début de la vieillesse où commence le désespoir, je l’ai vécu dans un désir désespéré d’exilé, de revoir sa patrie… Et le Seigneur m’a enfin offert le grand bonheur de vivre assez longtemps pour revoir ma patrie, d’y retourner, d’y travailler pour le bien de tous, en espérant y mourir… Et maintenant, devoir laisser ma patrie ?
– S’il le faut, Votre Majesté… »
Les yeux du roi Pierre brillèrent soudain d’un éclat singulier.
« Non ! Je périrai ici, dans le Kossovo, en combattant, en simple soldat, avec mon armée, avec mon peuple. Au moment où ma patrie dépérit et où mon peuple est en train de mourir, ai-je le droit de survivre à un tel malheur ? » le roi Pierre fit de la main un geste décidé, comme s’il chassait toute autre pensée, tandis que son adjudant, voyant ce geste énergique du vieux souverain, se mit au garde-à-vous règlementaire : « Repos, colonel ! Je vous ordonne de me laisser mourir de la manière convenable à un roi qui n’est qu’un simple soldat dans son armée.
– Ce désastre serbe n’est pas le moment pour la mort du roi », le professeur Ilija Dju – kanović s’entremit entre le roi et l’adjudant, sauvant ainsi le colonel Todorović, qui ne pouvait, ni n’osait accepter un tel ordre.
« Ce n’est pas le moment ? le roi Pierre éclata franchement de rire. Dites-le à Dieu, pas à moi ! »
Le professeur Djukanović remercia le ciel d’avoir vu le roi Pierre rire ainsi, parce que c’était la première fois depuis son arrivée à Priština : « C’est pour cela que nous avons prié Dieu ce matin à l’église.
– Ce n’est pas le moment ? Mais que me dites-vous ? Et pour cela, vous avez même prié à l’église ? le roi Pierre riait aux larmes. Mais alors, on n’aurait pas dû vous laisser entrer dans l’église : il n’y a pas de meilleur moment, monsieur le professeur, ni de meilleur endroit pour la mort d’un roi serbe que le Kossovo !… C’est pour cela que j’ai prié ce matin à l’église. Que le Seigneur et saint Georges m’assistent afin que les ennemis ne me ratent pas aujourd’hui sur le front !
– Majesté, je ne peux pas vous permettre d’aller sur le front aujourd’hui », objecta le médecin du roi, le docteur Simonović, avec une sévérité professionnelle attentive.
Les yeux du roi brillèrent : « Est-ce que j’ai demandé votre permission ? ».
Cet éclat brilla aussi dans les souvenirs du docteur Simonović. L’année précédente, en 1914, à la veille des grandes batailles des Serbes à la Kolubara et au Cer, il avait accompagné le roi Pierre, torturé par le rhumatisme ainsi que par les tristes nouvelles de l’avancée des Autrichiens, aux thermes de Vrnjačka Banja. C’est alors, au bruit de l’avancée des Autrichiens jusqu’à Takovo, la ville où Miloš Obrenović avait commencé le deuxième soulèvement contre les Turcs, que le roi Pierre leva la tête et que ses yeux brillèrent : « Docteur Simonović, allons voir ces fameux Autrichiens d’Austerlitz et de Solférino. Maintenant, c’est un Karadjordjević qui défendra le lieu sacré des Obrenović ! »
– Je vous parle en médecin, Majesté… – Ce n’est plus au médecin de parler, mais au soldat !
– Vous ne pouvez pas aller sur le front aujourd’hui, répétait le docteur Simonović, frappé par le fait que le roi lui avait dit littéralement la même chose que ce jour-là, à Vrnjačka Banja. Aujourd’hui vous avez failli vous évanouir pendant le service divin.
– Je n’ai pas failli m’évanouir, je me suis évanoui un instant. »
Le docteur Simonović avait vu cela, et il était soulagé qu’il ne se soit agi que d’un instant, et que cette foule si nombreuse ne s’en soit pas rendu compte, croyant le roi absorbé dans la prière par laquelle il implorait Dieu. Le roi Pierre le savait, lui aussi : « Vous avez de nouveau bâclé votre prière, docteur Simonović, ce n’est pas bon pour le salut de votre âme.
– Ce n’est pas Dieu qui pose les diagnostics. Majesté, vous êtes épuisé et votre santé est fragile…
– Combien de fois allez-vous répéter la même chose ?
– Tant que tel sera le diagnostic !
– Ce n’est pas l’heure des diagnostics ! le roi Pierre coupa court à la discussion, en montant sur son cheval, que tenait l’ordonnance.
– D’ailleurs, je n’ai aucune intention de survivre à cette tragédie. »
Sans attendre que les autres soient montés sur leurs chevaux, le roi Pierre éperonna le sien et s’éloigna au trot dans la direction du front, laissant derrière lui sa suite désemparée.
« Vous n’allez pas l’arrêter ? demanda le professeur Djukanović à l’adjudant du roi.
– Absolument pas ! Un adjudant doit toujours rester fidèle à son supérieur, dit le colonel Todorović, en enfourchant son cheval. Et mon supérieur, c’est le roi de Serbie ! »
– Il est malade !
– Même malade, il est le roi ! » trancha le colonel, en éperonnant énergiquement son cheval et en faisant claquer la mèche de son fouet.
Le professeur Djukanović se tourna vers le maréchal du palais, le colonel Knežević, qui mon tait plus lentement sur son cheval à cause de sa corpulence : « Colonel, pourquoi n’avez-vous rien dit ?
– Pour qu’il me dise alors que je suis un lâche ?
– Il faut être raisonnable. Et vous êtes un homme raisonnable !
– Peut-être que je le suis, mais je suis aussi colonel. » Le maréchal du palais se précipita à son tour afin de rattraper le roi. « Je sais qu’il est colonel ! Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
– Il voulait probablement vous dire que vous avez la fonction de professeur et de conseiller d’État, donc qu’il ne faut pas que vous lui demandiez de faire ce qui est conforme à votre fonction », dit gentiment le docteur Simonović.
Le professeur Djukanović sourit : « Ah bon ! et vous, comme médecin du roi depuis longtemps, pourquoi n’avez-vous pas insisté ?
– Pour moi, ce n’est pas la première fois, ni la centième. Et ce ne sera pas la dernière… »
Le professeur Ilija Djukanović, conseiller d’État à un moment décisif pour l’État serbe, savait très bien – concernant ce qu’il devait faire, ce qu’il devait faire, ce que les circonstances historiques imposaient, et ce que l’État-major serbe demandait – qu’il fallait persuader le roi Pierre, ici, au Kossovo, d’accepter le royaume de ce monde avec ses souffrances – et qu’il n’aurait pas d’alliés importants dans la suite militaire rapprochée du roi. Il avait même l’impression que tout le monde avait accepté la volonté du vieux roi, voire, Dieu lui pardonne cette pensée, qu’ils l’inspiraient.
Il était surtout inquiété par le fait que le roi Pierre, chaque fois qu’il refusait de parler de retraite et qu’il insistait sur son désir de périr au Kossovo, répétait sans cesse qu’il n’était qu’un simple soldat serbe. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : que le roi Pierre, vieux et malade, ne s’était jamais accommodé, au moins intérieurement, du fait qu’il n’était plus commandant en chef de l’armée serbe, après avoir été contraint par certains « agents irresponsables » au cours du conflit des cercles militaires et politiques de la Serbie, à une abdication discrète, pour avoir été, à ce que l’on prétendait, favorable au courant militaire. Cela indiquait que son décret, publié le 11 juin 1914, n’était pas un acte volontaire :
« À mon cher peuple.
Étant donné la maladie qui m’empêche d’exercer mon pouvoir royal pour un certain temps, j’ordonne de ce fait, conformément à l’article de la Constitution, que le prince héritier Alexandre règne en mon nom pendant la durée de mon traitement. »
Le roi Pierre avait eu du mal à accepter ce qu’il était obligé de signer, et ce qu’il ne pouvait plus révoquer à cause de sa santé fragile, tandis que le prince héritier s’habituait de plus en plus à régner en roi dans ces circonstances exceptionnelles et exceptionnellement difficiles, dans lesquelles il disposait de plus de pouvoirs que son père n’en avait jamais eus.
Le professeur Djukanović savait qu’il devait toujours avoir tout cela présent à l’esprit et qu’il devait en tenir compte au cours de chaque conversation, même si ce n’était pas indispensable juste à ce moment-là.
Il entreprenait quelque chose qui était presque impossible à commencer et qui ne serait pas facile à mener à terme.
(A suivre…)