29 : Prof. Ossola rejoint Danièle Robert.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de La divine comédie
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016-2020)

PROF. CARLO OSSOLA
REJOINT DANIÈLE ROBERT
(De la forêt et de la selva, ou : « Dante damne »)

J’ai plusieurs fois, dans mes textes précédents, souligné une impression, pour mieux comprendre certaines solutions dans la traduction de Danièle Robert qui, en traduisant certains vers, et même certains mots, n’était pas capable de  p e n s e r   La Comédie entière en un seul moment. Je ne vais pas redonner ces exemples, dont certains étaient fatals pour son travail, pour ne pas perdre le fil de ce que j’ai envie de dire, mais j’ajouterai seulement que cette capacité de « penser La Comédie entière en un seul moment » ne s’obtient pas gratuitement sans investissement de pas mal du temps. Je ne parle pas ici des lecteurs du Poème, mais de ceux qui se décident à le traduire, et surtout de celles et ceux qui ont envie de terzarimer.  

            Danièle Robert vient de terminer la première version de la traduction de La divine comédie ; restera-t-elle la dernière (version) ? Sans doute, car je ne crois pas qu’elle aura envie de tout revoir, c’est-à-dire  r e f a i r e  beaucoup de choses, ce qui l’obligerait de reconnaître d’avoir « omis des fautes », ce qui pour elle signifierait un insuccès total, non seulement dans ses propres yeux mais aussi dans les yeux de ceux qui aujourd’hui vantent frénétiquement sa traduction* !

* Frénétiquement, oui, comme c’était le cas avec la traduction de Jacqueline Risset, vers 1990, que son éditeur et un certain critique appelé de Meo (je ne me souviens pas du prénom et m’en excuse) appelait « divine » ; tandis qu’aujourd’hui on dit et on écrit sans honte que la traduction de Danièle Robert « renvoie celle de Jacqueline Risset aux ténèbres de l’oubli ». Comment ne pas penser à la rencontre de Dante avec le miniaturiste Oderisi, au chant XI du Purgatoire, sur la vanité de la gloire artistique et  ora ha Giotto il grido, et or Giotto a le cri ou à la discussion avec Guinizzelli, au chant XXVI du même cantique, où est la question de la propagande : e lascia dir li stolti / che quel di Lemosì credon ch’avanzi, et laisse dire aux sots / que le Limousin occupe plus haut rang.   

Comme j’ai eu l’occasion de connaître Danièle Robert assez bien ‒ « Montre-moi comment tu traduis et je te dirai qui tu es » ‒ en lisant au rythme de leurs parutions, la traduction des trois  c a n t i q u e s, qu’elle appelle opiniâtrement « parties », ou cantiche en plein texte français, je pense que Robert ne changera pas une seule ligne, même pas un seul mot, coquille exceptées, en laissant ainsi bienheureusement à la postérité sa traduction telle-quelle, c’est-à-dire avortée, ou gauchie. D’ailleurs, elle est irréparable.

Il est normal que cette incapacité de  p e n s e r  toute  La Comédie en un seul moment n’est pas uniquement privilège de Danièle Robert ! Mais j’étais extrêmement surpris en découvrant que même un grand et peut-être reconnu comme tel le plus grand spécialiste de Dante, le professeur Carlo Ossola, n’y échappe ! L’homme qui a consacré-dépensé, « tant de décennies », comme il dit, à l’étude de Dante, est capable de faire d’énormes lacunes, pardonnables naturellement, c’est humain, mais difficiles à comprendre. Un doute intellectuel s’élève.

            Pendant la présentation de l’Enfer dans la traduction de Danièle Robert, au lycée italien à Paris, devant les élèves, en 2016, professeur Ossola a pris la parole pour donner son opinion « critique » sur ce travail. Il a dit plusieurs choses qui m’ont laissé très perplexe.

            Pour montrer qu’il est impartial dans ses jugements, le professeur Ossola a choisi le fragment d’un vers du début de l’Enfer,

pien di sonno…,

en reprochant délicatement à Robert d’avoir mal traduit le mot  s o n n o :

… si plein de somnolence.

Cependant il ne s’est pas arrêté là, le professeur, mais il a ajouté que « je suis obligé de vous dire que vous rencontrerez  s o n n o l e n z a  dans le chant XVIII du Purgatoire » (que Danièle Robert était en train de traduire), « et il faut voir comment vous traduirez… ! »*

* Il semble qu’avec cette remarque et question, professeur Ossola a empêché Robert de traduire le plus facilement au monde la « sonnolenza » du chant XVIII, 88, par s o m n o l e n c e, mais par un mot composé demi-sommeil ! Elle a eu tort ; elle devait traduire sonnolenza par somnolence, et dans une édition future de La Comédie, corriger le vers 11 du premier chant de l’Enfer, en remplaçant la somnolence par sommeil !

La remarque du professeur sur la traduction du mot  s o n n o  par somnolence  était à sa place, mais l’avertissement sur « sonnolenza » au chant XVIII du Purgatoire ne l’était qu’à demi. Car il n’y a pas seulement de  s o n n o l e n z a  dans ce chant XVIII, 88, du Purgatoire, mais aussi, un vers avant, 87, un adjectif duquel Dante a « extrait » l’image de « sonnolenza » (l’adjectif est devenu substantif, comme aime dire prof. Ossola à propos d’Ulysse, folle=folie):

Stava com’ om che sonnolento vana.

Sonnolento, sonnolenza… Dans ce cas professeur Ossola a montré devant tout le monde qu’il est capable de  p e n s e r  La Comédie  à chaque moment, car il a attiré sur le coup l’attention du public à un autre vers éloigné plus de 6000 vers de celui que Robert, comme elle le sait, avait vraiment si mal traduit.

            Je pense que Carlo Ossola avait une raison personnelle de choisir le vers 11 du premier chant de l’Enfer, pour faire cette remarque sur  s o n n o-s o m n o l e n c e, et cette raison explique la liaison qu’il a faite sur le coup entre ces deux vers aussi éloignés. Dans la suite de sa démonstration, prof. Ossola varie librement le thème de la  s e l v a, en constatant que Dante n’a pas employé le mot  f o r e s t a  par lequel presque tous les traducteurs français ont traduit  s e l v a : forêt, foresta ! Cette explication, pourquoi selva et non foresta, n’était pas très convaincante, mais le comble de cette intervention était dans la conclusion, exprimée avec beaucoup de conviction par le professeur qui a dit « Vous ne rencontrerez jamais s e l v a  au Purgatoire… ! »

            C’est le moment où le professeur Carlo Ossola rejoint Danièle Robert ! Son incapacité de p e n s e r  toute La Comédie en un seul moment est égale à la sienne, mais étonne beaucoup plus, car il « s’occupe de Dante pendant tant de décennies, et elle est une novice, qui en un vrai galop a traduit La Comédie en quelques cinq-six années !  C’est pourquoi le prof. Ossola m’étonne (beaucoup) plus. Car  s e l v a  bel et bien apparaît   t r o i s  fois (trop pour être oublié) au Purgatoire :

Sanguinoso esce de la triste selva (XIV,64)

et puis au moment d’une telle importance (fin du chant XXXII, en tant que la rime finale) dans l’action très dramatique, qu’il est difficile de ne pas remarquer un tel trou, non de mémoire mais de l’absence de ladite capacité d’un tel spécialiste :

Disciolse il mostro e trassel per la selva.

(Il semble que Carlo Ossola n’a pas souvent feuilleté l’admirable Dictionnaire des rimes (dantesques) fait par Luigi Polacco, en 1916, dans lequel toute La Comédie apparaît a la rovescia, forme vraiment comique, mais non sans sens !). Car dans ces deux premiers cas  s e l v a  apparaît à la place de la rime ‒ une façon de souligner l’importance de ce mot dans le processus de rimagination (imaginer par les rimes) ‒ mais dans le troisième (cas) on trouve   s e l v a  à l’intérieur du vers 23 du chant XXVIII du Purgatoire :

dentro a la selva antica tanto, … 

On pourrait dire que  s e l v a  apparaît au Purgatoire même  q u a t r e  fois, dans la forme « forgée » par Dante, qu’on appelle néologisme :

                                   Ne lo stato primaio non si rinselva,

où  r i n s e l v a  est par rapport à la  s e l v a  ce qui  s o n n o l e n t o  est par rapport à la  s o n n o l e n z a, une sorte de dérivé. Dante a été comme obligé de faire ce néologisme, puisque dans son Rimarium n’existent que deux rimes en  e l v a : selva et belva, une raison pour laquelle il n’a pas pu dire oscura selva dans le deuxième vers de La Comédie, car il était trop tôt pour faire un néologisme et avoir trois rimes obligatoires ! Dante « attendait » le moment d’utiliser  s e l v a  et d’en tirer les images puissantes ; ce moment est exactement le Purgatoire, et c’est d’autant plus incroyable que Carlo Ossola a dit ce qu’il a dit : « Vous ne trouverez pas selva au Purgatoire et au Paradis » !

            J’ai dit plus haut que je sais peut-être pourquoi Carlo Ossola avait choisi ce « pien di sonno » pour un peu faire trembler Danièle Robert. Je le sais parce qu’il a longuement, pendant une leçon au Collège de France, parlé de ce vers du chant XVIII du Purgatoire, en variant à l’infini le sujet du « ralenti », pris à Ossip Mandelstam, mais dans toute cette longue analyse il n’a pas compris ‒ il ne s’est pas souvenu ‒ que ce vers : stava com’ om che sonnolento vana, qui directement précède celui dont il « menaçait » Danièle Robert : Ma questa sonnolenza mi fu tolta, avait pour Dante, dans la technique de Dante, une toute autre signification, puisque c’est une réponse au vers 47 du chant XV de l’Enfer :

Tenea com’ uom che reverente vada.

 Tout est là : tenea-stava ; com’ uom-com’ om ; che-che… seulement  r e v e r e n t e est devenu  s o n n o l e n t o (même nombre de syllabes) et  v a d a  dans lequel Dante a changé seulement une lettre, la troisième, d en n ! Qui sait, peut-être Dante, par cette « alchimie du verbe », ici vraiment très authentique, voulait faire un petit « soggetto cavato » ‒ une sorte de signature avant la fin de l’Œuvre  ‒ avec deux lettres capitales de son nom : D, son initiale, et N, l’initiale de sa Comédie ! Dante, ce faisant, comptait certainement sur un lecteur attentif qui saura  p e n s e r  toute La Comédie  malgré ces « écarts » vertigineux* !             

* Ne voyant pas le lien entre ces deux vers presque identiques mais assez « éloignés » professeur Ossola a commis une assez colossale faute en disant que celui du Purgatoire, qui se termine par « vana » est « le premier hapax dans La divine comédie », tandis que Dante avait déjà réalisé ce même effet dans le chant XV de l’Enfer, en marchant avec Brunetto Latini.

Mais le professeur Ossola, se perdant dans le « ralenti » d’Ossip Mandelstam ‒ car il a parlé, soudainement, plus de Maimonide que d’Ossip M. ‒ était à plus de 6000 vers loin de l’idée de faire un rapprochement intéressant sinon important entre ces deux vers « gemelli » ‒ le coté zodiacal, astrologique même de Dante ! ‒ comme il y en a dans La Comédie.

            Professeur Ossola ne cache pas son admiration pour le poète russe. C’est visible pendant ses conférences, et c’est confirmé dans son Introduction à La divine comédie.  Bizarrement, il écrit son nom d’une façon inattendue : Mandel’štam, plusieurs fois, donc il ne s’agit d’une éventuelle coquille, ou pareille chose. Ce n’est pas la forme russe, ce n’est pas comme ça qu’on écrit son nom en France (sauf chez son éditeur). L’apostrophe au milieu du nom, et le « š » qui suit l’apostrophe, pour moi c’est de l’énigme. Si Carlo Ossola pense que c’est ainsi qu’on prononce son nom, il pouvait le mettre entre parenthèses après la forme originale, même en russe. D’autant plus car, quand il prononce le nom du poète russe, il le prononce très correctement, sans arrêt après l’apostrophe, et sans š (donc à la française)! Cela m’est important car j’ai aussi, dans mes éditions de La Comédie, beaucoup écrit avec admiration sur Mandelstam, incitant mes lecteurs* à le lire, en disant que son Entretien sur Dante est un Vadémécum pour tout un qui désirerait traduire ou mieux connaître la poésie de Dante.

* Je me demande si Carlo Ossola eut jamais constaté l’existence de mes trois éditions de La Comédie ? Ou le fait que je la nomme ainsi, sans l’adjectif parasitique, tandis qu’il dit « seulement La divine comédie, après tant de siècles », le rechigne à le faire ? Je profite pour lui dire que j’ai traduit La Comédie en langue serbe, intégralement, en 2002, après l’avoir traduite en français.

Mais il y a plus, comme chez Danièle Robert. Car pendant cette leçon au Collège de France, sur le « ralenti », Carlo Ossola avait dit que cette « formule magnifique », « qui me travaille depuis longtemps », lui est venue du poète russe, sans daigner de mentionner la page sur laquelle se trouve cette « formule magnifique » et encore moins de nous lire ce passage qui lui a servi comme argument pour toute la conférence ! Au contraire, dans la suite il dit que, à côté de l’Entretien sur Dante, il y a d’autres poèmes de Mandelstam où il parle de Dante, sans informer le public de quels poèmes il s’agit, et de lire éventuellement un, qui se trouve « à Voroné de Moscou ». C’est ainsi qu’il a dit, très clairement : Voroné de Moscou ! J’ai fait un effort pour comprendre ce que Carlo Ossola voulut dire. Voroné est sans doute la ville Voronej (prononcer : Voronège) mais qui n’est pas « de Moscou », cela n’a aucun sens, car cette ville, que Mandelstam avait choisi pour y vivre pendant un certain temps, est 400 km. loin de Moscou ! Il s‘agit en effet des Cahiers de Voronej, et non « d’autres poèmes de Voroné de Moscou ». Voroné, c’est comme si quelqu’un disait Viaregg, sans io. Je ne pensais pas que les Italiens sont aussi faibles en géographie que les Français !

Hugo ‒ Dante ‒ Ossola  

  Vers la fin de son Introduction à La divine comédie, Carlo Ossola cite en entier un poème de Victor Hugo ‒ un sonnet travesti, en distiques ‒ qu’il récite parfois publiquement, en lui donnant une signification un peu exagérée. J’ai traduit ce poème magnifique en serbe, en 1968, par cœur, en faisant la sentinelle sur une colline d’où l’on voyait toute la ville de Valjevo, et pendant que j’avançai d’un distique à l’autre, je compris que Hugo en effet écrivait un poème non seulement pour Dante ‒ dont le nom cependant apparaît à la place de la dernière rime :

Maintenant, je suis l’homme et je m’appelle Dante ‒

mais aussi pour tout grand poète, et on sait qu’il en a, et surtout pour lui-même ! Je ne pense pas que je suis loin de la vérité, si je dis que Victor Hugo, sur son île dans La Manche, en écrivant ce dernier vers ne nous suggérait :

Maintenant, je suis l’homme et je m’appelle Hugo !

Ce poème se trouve cité dans son intégralité déjà dans la préface pour La Comédie de la Dame Lucienne Portier dans sa magnifique traduction* de La Comédie chez l’éditeur Cerf ; donc, pourquoi imiter ?

* Mais, la traduction de Lucienne Portier est aussi, « renvoyée dans les ténèbres de l’oubli », comme aime dire un journaliste au service de Danièle Robert ; qui va encore plus loin, en constatant le fait que ce sont deux femmes, Jacqueline Risset et Danièle Robert, qui ont traduit Dante, mais il oublie qu’il existe une troisième traduction de Danté réalisée par Lucienne Portier, la meilleure des trois.

Beaucoup plus intéressant, si l’on veut « lier » Dante et Hugo, est le fragment que Victor Hugo consacre à Dante dans son grandiose essai-fleuve SHAKESPEARE, dans  la partie Les génies, chapitre XI, qui commence comme un poème :

L’autre, Dante, a construit dans son esprit l’abîme.

‒ et se termine par la plus courte et la plus belle définition possible dans la langue française du poète Dante : « Dante damne » ! Il semble que ce « charlatan d’Hugo », comme on l’a appelé dans les cercles parisiens après la parution de son Shakespeare, en 1864, avait sans faute eu l’intution et compris la signification de ces deux lettres initiales, D et N, dont j’ai parlé plus haut à propos de  v a d a  et  v a n a.

            En traduisant Les Tables tournantes de Jersey en serbe ‒ c’était l’époque où Hugo était pour moi ce que Dante est aujourd’hui (pour moi) ‒ j’ai fait une véritable Euréka, puisque pendant la séance du 13/14 septembre 1854, c’est Dante en personne qui se présente et mène une dynamique et extrêmement évocatrice conversation avec Hugo, qui au début s’adresse à Dante par : « Caro mio » ! Mais cette mienne  dantesco-hugolienne « Euréka » n’a été remarquée ni par les amis de Dante, ni par les amis d’Hugo : qu’un tiers leur découvre ce qu’ils n’avaient pas déjà découvert ? Ce sont des cercles cimentés et très pimentés !

            Je recommande à Carlo Ossola ‒ non en tant que « professeur de Dante », mais en simple admirateur, « petit lecteur », comme il se définit lui-même, sincèrement j’espère  ‒ de jeter son intérêt sur ce chapitre XI du Shakespeare et la séance des Tables tournantes datée par une des dates les plus importantes dans la culture européenne, le 13/14 septembre !

Salve, selva selvaggia !

Pendant la présentation de la traduction de l’Enfer par Danièle Robert, en 2016, au lycée italien de Paris, prof. Ossola a expliqué, à propos du mot  s e l v a  du deuxième vers du chant I, qu’il n’y a pas de  f o r e s t a  en Enfer, ce qui est exact, et « vous ne trouverez pas  s e l v a  ni au Purgatoire, ni au Paradis », ce qu’il a dit, et ce qui n’est certainement pas exact pour le Purgatoire*, où  s e l v a  apparaît quatre fois.

* Quant au Paradis, j’irais un peu plus loin et dirais que tout ce cantique est une selva, una selva morale e spirituale, dans le sens du titre montéverdien, dont le texte latin n’est qu’une très habile adaptation ‒  contrafactum ‒ des textes madrigalesques italiens, amoureux et parfois érotiques. C’est une façon de libérer le « poète total » de ce poids théologique qui pèse sur lui et dont les Coppini modernes l’encombrent (Carlo Ossola parmi). Faudrait-il de nouveau traduire La Comédie en latin, pour faire de Dante un monstre, poète-théologue ! Peut-être D. Robert pourrait réaliser ce travail, elle qui a déjà latinisé un vers de Dante, en traduisant servo de’ servi (Enfer, XV) par « servorum servus ».

Prof. Carlo Ossola a donc constaté l’existence de  s e l v a  en Enfer, mais il n’a pas expliqué  p o u r q u o i  Dante a choisi ce mot, et non l’autre,  f o r e s t a, lequel avec ses consonnes âpres ‒ f, r, t ‒ conviendrait plus ‒ et je le dis à mes risques et périls ‒ à la situation dans laquelle Dante s’est trouvé ou réveillé, que  s e l v a  tout aérienne avec ces s, l , v ! Pour comprendre cela il faut « descendre » seulement trois vers plus bas où Dante répète ‒ Ossola dirait : repetitio, comme il dit ruminatio ‒ et donne très claire explication pour son choix en créant une, à première vue faible et facile, comparaison : selva selvaggia ! Trop simple pour ne pas nous inciter à chercher d’autres sens sous le velame ! Brièvement, il y en a  t r o i s (sens), au moins :

I. Dante avait un grand ami, Cino da Pistoia, qui a écrit une lamentation sur la mort de sa Béatrice, comme il écrira une autre pour la mort de Dante, que j’ai toutes les deux traduites dans ma magnifique langue serbe ;
II. Cino célébrait dans ses sonnets une dame sous le nom ou le surnom de Selvaggia, qui est morte entre la mort de Béatrice et avant que Dante ne commence l’écriture de La Comédie ;
III. Le nom de la dame de son ami a donné l’idée à Dante de « selva selvaggia », pour répondre à l’hommage par l’hommage, à l’épitaphe pour Béatrice par l’épitaphe pour Selvaggia ! 

C’est pourquoi ce mot aérien  s e l v a  avait beaucoup plus de sens pour Dante que le mot attendu de  f o r e s t a. Dans le même vers 5 où se trouve « selva selvaggia » on lit encore deux adjectifs, tout le monde les connaît, qui décrivent cette  s e l v a : aspre et forte ! Prof. Ossola, et les autres commentateurs de Dante, se sont-ils jamais demandé pourquoi cet adjectif  f o r t e, qui rime extrêmement facilement avec  m o r t e  ? Ce n’est pas un adjectif choisi pour satisfaire seulement à la règle d’avoir trois rimes obligatoires, mais par ce  f o r t e  Dante nous traduit anagrammatiquement le mot français  f o r ê t,  traduction de la  f o r e s t a  toscane ! On a l’impression que par cela Dante dit à son lecteur : « Tu vois, lecteur, je sais que tu attendais la foresta dans le second vers, mais par cette anagramme française forte-forêt je t’avertis qu’il y a dans ce passage (apparament facile, même faible) de quelques vers, plus de mystère qu’on croirait. Si pourtant  tu réussis à soulever le  v e l a m e  tu auras trou v é  l’â m e  de la Selvaggia. 

Dante comentato Dante tormentato

Quand j’écoute tel genre de conférences, comme celles de Carlo Ossola au Collège de France, au lycée italien, ou à l’Istituto italiano, sur Dante, je ne peux penser d’autres choses, que ce que je viens d’écrire deux lignes plus haut.

(à suivre)