33. Les petits grands riens.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de La divine comédie
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016-2020)

LES PETITS GRANDS RIENS
Mû  Frui  Verba  Velle

Dans un texte (numéro 19) publié avant la parution de sa traduction du Paradis, j’avais prédit, sous forme de « critique anticipative », quelques moments (endroits) où Danièle Robert ne remplirait pas, même soutenue par son éditeur et toutes les médias, sa « mission » d’être la première traductrice de La Comédie à « rendre la structure voulue par l’Auteur ». Si elle pense, et elle le pense, que cette « structure » repose sur le nombre des syllabes et les trois rimes obligatoires, il faut dire qu’elle se trompe beaucoup ! J’ai déjà assez clairement montré qu’elle compte les pieds sur les doigts, mécaniquement, et que sa versification est nulle. Mais La Comédie de Dante est l’œuvre d’un orfèvre, d’un miniaturiste aussi, qui a parsemé dans tous les trois cantiques de merveilleux détails, parfois invisibles à ceux qui ne savent pas regarder, qui ne se sont pas « préparés » pour les voir ; c’est dans ces « merveilleux détails » qu’il faut chercher et trouver la beauté dont La Comédie  s’e t e r n a.

Prenons par exemple le premier et le dernier vers du Paradis :

La gloria di colui che tutto move
L’amor che move il sole e l’altre stelle*.

* Movere, le verbe essentiel de La Comédie, annoncé par Dante à la fin du premier chant de l’Enfer (Allor si  m o s s e…) que Robert avait traduit sans intuition : Alors il s’avança… (vers qui ? vers quoi ?). Dans sa note sur cette question, Danièle Robert constate l’importance de ce « m o v e » répété, mais elle les traduit de deux manières, mû et meut, et détruit l’image du cercle. Mais si elle voulait être cohérente, comme elle n’est jamais quand cela est nécessaire, elle aurait dû traduire le dernier vers de La Comédie par : l’Amour par qui est mû Soleil…, ou le premier du Paradis : La gloire de Celui qui tout meut
     Il est intéressant que le  m o s s e  du dernier vers du chant I de l’Enfer est sans doute repris par René d’Anjou dans son Livre du Cœur d’amour épris, où le roi-poète résume la fin du chant I de La Comédie. Le Désir (Virgile !?) après une longue explication et l’invitation au voyage (initiatique aussi) dit :                       

                        « Vien o moy, si auras honneur »,

et le Poète (Dante ?!) répond après une hésitation :

                        Lors mon cœur part o luy en l’eure.    

Et le poète-roi français, bien sûr, ne traduit pas le « mosse » de Dante par un « mû » ou un « meut » ‒ car il avait aussi un goût infaillible pour les « petits mots » de la langue comme pour les miniatures ‒ et c’est pour cela que je cite ce merveilleux fragment, parmi tant d’autres, surtout ceux de Villon ‒ poète français  é g a l  à Dante ‒ qui ont échappé aux dantéologues français.    

Tout le Paradis est contenu entre ces deux  m o v e, qui forment une sorte du rondeau, cercle parfait (per misurar il cecchio, Paradis, XXXIII, 134) au moins dans la forme poétique, la seule qui intéressait Dante. C’est pourquoi cette « structure circulaire voulue par l’Auteur »   d o i t  être gardée-sauvegardée. Mais non par Robert :

La gloire de Celui par qui tout est
l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles.

Elle peut écrire Celui, Amour et Soleil ‒ comme elle le fait très souvent toujours dans le même but et en abuse ‒ en lettres capitales, mais Robert ne peut pas cacher la laideur de ce  mû-meut. Je suis l’étranger dans la langue française, mais je crie de toutes mes voix qu’un vers si important, comme celui par lequel commence le Paradis de Dante, ne peut pas se terminer par un « »*, d’autant plus que la traductrice a traduit ce vers par une forme passive (par qui tout…) au lieu active (che tutto…) en diminuant fortement la force de l’image.

* Claude Débussy disait ‒ et ce n’est pas une anecdote ‒ que, quand il écoute la Szene am Bach de la symphonie Pastorale, il voit les vaches venir boire de l’eau ; peut-être cette association n’est pas si négative, ni contre les vaches ni contre la musique de Beethoven (comme on pourrait penser) mais quand moi, le vieux gardien des vaches, quand je dis que les  et les  meut  de Danièle Robert (en aucun rapport avec le Danté) me font penser au meuglement des vaches, ce n’est point une agréable association d’idées ! En un mot, le « mû » ne peut être efficace qu’au début d’une phrase, ou vers, comme par exemple celle-ci très connue : Mû par l’écriture fatale…

M o v e  est un mot magnifique, expression courte et puissante, le mû et le meut sont loin de ça. C’est pourquoi j’ai traduit ce distique (premier et dernier vers du Paradis) ainsi :

La gloire de celui qui tout conduit
l’Amour qui conduit soleil et autres étoiles.

FRUI

Comme le fruit se fond en jouissance.
                                   
Paul Valéry, Le cimetière marin, 5.

Le Paradis, plus que l’Enfer et le Purgatoire, est « touffu » ‒ c’est-à-dire en parfaites proportions ‒ de latinismes. Mais à côté des vers et même des strophes entières ‒ que Robert avait traduites hésitant souvent entre le latin et le français, mais je n’ai pas envie d’en faire la démonstration ‒ Dante « orne » son texte de petites expressions, de quelques lettres seulement, qui, exactement à cause de leur brièveté ‒ l’image condensée ‒ ont une valeur qu’il ne faut diminuer dans la traduction. Dès qu’on traduit le « frui » par doux  j o u ï r  ou  j o u i r,  j o u i s s a n t, douce  j o u i s s a n c e, etc., on en réduit le sens, au lieu de laisser au lecteur le temps de s’arrêter un peu et de comprendre, même sans une note explicative nécessairement, car celui, lecteur, qui est arrivé jusqu’au chant XIX du Paradis n’a pas besoin qu’on lui explique des choses vraiment faciles à comprendre. Car il faut que ce mot reste intraduit, même pas, non, surtout pas par « fruit », pour laisser l’effet « voulu par l’Auteur » ! Paul Valéry était un tel lecteur, quand il a écrit le premier vers de la strophe 5 du Cimetière marin : Comme le fruit se fond en jouissance. Ici « traduire » rime non avec «tant nuire » mais pleinement avec « détruire ».

            Inutile de dire que « frui » et les deux autres latinismes minimalistes, « verba » et « velle » (que Dante répète une fois) occupent la place de la rime et ainsi enrichissent le Rimarium de Dante joyeusement. Car Dante n’est pas un faiseur de rimes, ni un versificateur à la manière mécanique de Boccace et même de Pétrarque, mais un  r i m a g i n a t e u r. Bien sûr, rien de tout cela dans la traduction de Robert, une platitude, « agencements » à la machine d’effacements (mauvaise rime : moi/joie ; s e r t i e s  à la place du  f r u i) :

Parea dinanzi a me con l’ali aperte
     la bella image che nel dolce frui
     liete facevan l’anime conserte.

Robert :

     Ailes ouvertes paraissait devant moi
 la belle image dont les âmes, serties
 dans leur douce jouissance, exultaient de joie.

Je pense qu’aucun traducteur français n’avait gardé ce « frui » dans sa traduction. Voici ma proposition :

                                               À mes yeux s’offrait, aux ailes ouvertes,
                                                    l’image belle que dans leur doux frui
                                                    formaient les âmes, joyeuses certes.

Si j’ai traduit « dinanzi a me » (devant moi) par « À mes yeux », c’était pour suggérer que cette terzina est le travail d’un  o r f è v r e (l’orfèvre s’offrait), et puis par « à mes yeux » je prépare l’adjectif « joyeuses ». Pourquoi tout cela ? À cause du quatrième vers dans lequel Dante montre clairement qu’il était conscient de son travail de pêcheur de perles :

                                               Parea ciascuna rubinetto in cui.

Par ce diminutif « rubinetto » ‒ et il insiste sur le singulier ‒ Dante nous dit aussi que son « frui » en est un ! Si vous lisez quatre premières lettres du « rubinetto », même sans avoir l’oreille absolue, vous entendrez : r u b i / f r u i. Petit mais grand rien* !                       

* Il est vrai que je n’ai pas réussi à faire commencer mes deux tercets par P a r e a… mais c’est souvent ainsi avec Dante, toujours un peu vaincu, mais non par rapport aux autres !

VERBA 

Trasumanar significar per verba  

J’ai dit dans le texte précédent (31) ce qu’il fallait dire sur ce latinisme, et comment Robert avait raté encore une fois sa « promesse », car traduire ‒ là où il ne faut pas traduire ‒ « verba » par un singulier « verbe » est encore un de ses « agencements » dont elle a le secret. Marc Scialom, qui a si bien compris l’art de Pézard, qui ne rime mais rythme bien, avait senti l’importance de ce « per verba » et l’a gardé dans sa traduction sans l’accompagner d’un commentaire inutile ! Comme f r u i, v e r b a  se comprend de lui-même, et se traduit sans dictionnaire ! J’ajouterais seulement une idée sur ce fameux  t r a s u m a n a r  par lequel commence ce vers. Je pense que la plupart des traductions françaises de ce « trasumanar significar » est maladroite et pas très claire. Robert, par exemple, pour échapper à ce piège a fait une énorme inversion :

      Transhumaner ne pourrait par le verbe
s’expliquer…

tandis qu’elle pouvait traduire (pour garder au moins ces deux infinitifs « liés ») :

    Transhumaner s’expliquer par le verbe
ne se pourrait…  

Mais ni la première ni la seconde solution ne sont suffisamment claires ! Philippe Sollers a déjà averti, à propos de la traduction de Jacqueline Risset, qu’« outrepasser l’humain » n’est pas une bonne solution pour « trasumanar », mais dans la suite de son jugement « de passer à travers lui, sans cesse et de nouveau pour vérifier à quel point il ne fait qu’un avec le divin. », il perd, je pense, le fil, car comment « passer à travers lui », comment « ne faire qu’un avec le divin », si l’on n’est pas capable de Le décrire même avec les  v e r b a ? Je pense, au contraire, que l’identification avec le  d i v i n  est impossible et cela se comprend mieux si l’on transforme, dans la traduction française, l’infinitif  t r a s u m a n a r  (qui aussi, chez Dante, n’est pas un simple infinitif) en infinitif substantivé, en le transhumaner, et dans la prolongation presque en la transhumanancece qui est transhumain, ce qui est pour toujours « au-dessus de l’humain », sans pénétration mutuelle, c’est pourquoi j’ai traduit :

     Le transhumain expliquer per verba
ne se peut…

On est devant l’inexplicable, aussi bien que devant l’impénétrable… C’est pourquoi la solution de Robert,

Transhumaner ne pourrait par le verbe
     s’expliquer…,

est totalement absurde, comme si s’est (le)  t r a s u m a n a r  qui s’explique lui-même, le divin qui s’explique (à qui ?). Mais dans ce cas   p e r  v e r b a  est inutile, puisque le  d i v i n  n’a pas besoin de mots pour transmettre son  v e l l e.

VELLE

De ces trois latinismes minimalistes ‒ frui, verba, velle ‒ ce dernier est, il semble, le plus important, et ce n’est pas un hasard que Dante le répète, après le chant IV, 25, et au dernier, XXXIII, 133, dans le dernier distique où ce latinisme assure la dernière rime de La Comédie :

                                    Queste son le question che nel tuo velle (IV)
                                   Ma già volgeva il mio disio e ’l velle (XXXIII)   

Qu’en fait Danièle Robert de ce  v e l l e ? Elle ne fait rien, car elle en fait  d e u x ! Parce que, rejetant l’idée même de garder  v e l l e  tel-quel, et pour éviter de se répéter, elle nous propose deux possibilités, comme si le mot velle  avait changé de sens entre les chants IV et XXXIII :

Ce sont des questions qui sur ta volonté

(et elle n’oublie pas de le mettre en italiques), puis :

Mais déjà tournait mon désir*, le Vouloir, 

* Ici gravement manque un et, sinon le désir = le Vouloir… C’est presque incroyable combien de fois, tout au long de La Commedia, Robert s’est mal débrouillée avec ces et, en les mettant là où c’était juste pour « feutrer » le rythme, ou en les ôtant là où c’était juste de « défeutrer », comme ici, son rythme incohérent, onze pas onze ! 

(où elle va plus loin, et emploie une majuscule, ce qu’elle fait toujours pour simuler le vrai problème qu’elle n’a pas pu résoudre). Dans sa traduction le  v e l l e  s’est complètement perdu, comme s’il n’existe pas dans La Comédie !  Je trouve que le mot latin  v e l l e ‒ comme la plupart des autres, d’ailleurs ‒ sonne tellement français que pour moi c’était plus que plaisir d’en faire un merveilleux trio de rimes :

Doute, le retour des esprits ailés

Telles questions dans ton velle

D’abord celle où le fiel est le plus mêlé !

Quant au  v e l l e  (prononcer : vellé) du chant XXXIII, 133, du Paradis, j’ai vite compris que je devais renoncer à cette rime finale : velle/stelle, mais j’ai décidé de garder ce « velle » à la fin de l’avant-dernier vers (encore plus près de la fin du Poème) de ma traduction :

À la haute fantaisie manqua l’effort ailé ;
      mais comme la roue en rotation égale,
     tournait déjà mon désir et le velle
L’Amour qui conduit soleil et autres étoiles.

Et Danièle Robert ? Qu’a-t-elle fait de ce  v e l l e ? Elle s’en servit pour terminer sa traduction de La Commedia d’une manière catastrophique, et nullement strophique, en trahissant la première des structures de l’œuvre de Dante ! Les oiseaux dans les arbres savent que les trois cantiques reposent sur le mot  s t e l l e, et c’est la première condition sine qua non, surtout pour ceux, rares, qui riment, et encore plus pour celle qui voulut être « la première » à terzarimer Dante en France (et en français, puisqu’on peut vivre en France et traduire La Comédie dans une autre langue, ce qui fut partiellement mon cas).

            Pour des raisons qui me restent encore obscures, elle a terminé l’Enfer en renversant l’ordre et le sens des mots du dernier vers, et pour :

Quindi uscimmo per riveder le stelle

Danièle Robert nous a offert :

Et ce fut vers les étoiles la sortie.

Pour le Purgatoire, elle s’est débrouillée avec une rime tirée (poussée) par les cheveux : poussées florales-étoiles, et je me demande combien correctement cette expression « poussées florales » correspond à l’image de Dante (mais passons). J’ai pourtant eu l’impression qu’elle avait compris et dans ma « critique anticipative » pour le Paradis dans sa traduction je ne mettais pas en question le problème de la rime finale ! Et je me suis trompé, car La Commedia dans sa traduction se termine magnifiquement (si l’on peut ainsi dire) sans la rime, car, si je comprends bien Vouloir, même avec une majuscule et en italique, ne faisait jamais la rime avec étoile dans la versification française :

Mais déjà tournait mon désir, le Vouloir
      comme une roue uniformement mue*,
      l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles.

* Comment ne pas remarquer que Robert nous enchante encore une fois, dans les 15 dernières secondes de La Commedia par un accord difficile à supporter, mue-meut, le Diabolus in Musica (qu’elle avait oublié en nous parlant de l’organum, contre-chant, déchant, répons…) a fini son travail !

Danièle Robert et son éditeur nous ont promis une traduction qui renouvellerait ‒ « poussées florales » ‒ en français, et pour la première fois, « la structure voulue par l’Auteur » et voici qu’au dernier moment ils détruisent cette « formule dorée : stelle stelle stelle » sur laquelle reposent toutes les autres structures ! Même les traducteurs le plus orthodoxement opposés à la rime, tels Risset ou Pézard, respectaient cette douce contrainte ! Quel auto-coup de grâce d’une traductrice et son éditeur !