30. Si Dante l’entendait.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de La divine comédie
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016-2020)

SI DANTÉ L’ENTENDAIT ! 
(Sur le « da te » de Dante commenté par Carlo Ossola)

Lion et Aigle

Dans la préface pour son Introduction à La Divine Comédie, Carlo Ossola consacre l’essentiel de l’espace à une question « d’une extraordinaire importance théologique et poétique ». Il s’agit du nom de Dante et que, d’après Carlo Ossola « il faudrait, dans le texte du poème, restaurer un vers dont témoignent les manuscrits les plus anciens autorisés et que défend Boccace. ».  

             Boccace. Il n’y a pire combinaison, dans une personne, qu’un poète raté et un prosateur réussi ! De cette union ‒ car le poète raté corrompt plus ou moins gravement le prosateur réussi, qui de son côté déteste celui-ci ‒ souvent naît un esprit anecdotique et moqueur, parfois dangereux.

Anecdotique : Dans son Trattatello in lauda di Dante Boccace parle de la femme de Dante, Gemma Donati-Alighieri, en la traitant comme une femme volage, pire que ça, lisez et vous verrez, et qu’il souhaitait la « congédier » à sa famille. C’est d’autant plus outrageant que le dernier enfant du couple Alighieri était né en 1300, un an avant l’exil du poète*.

* D’après Boccace Gemma pratiquait le plus ancien des métiers. Quel horreur ! Mais, que la femme de Dante ait été violée, par celui ou ceux qui ont confisqué la maison du poète après 1302, c’est fort possible. Si je faisais un film sur La Comédie, une des premières scènes serait celle de ce viol.

Moqueur : Du même coup Boccace crache son fiel sur Dante en se demandant comment un homme si intelligent (philosophe !) a pu avoir l’idée de se marier avec une telle femme, et donc faire des enfants ! Puis, Boccace continue de se moquer de Dante en le présentant comme un des pires « coureurs des jupes », un satyre toujours insatiable. Entre ces deux points, un dangereux : Oui, Boccace a recopié trois fois au moins La Comédie, mais certainement pas gratuitement, il faut le souligner. Il ne pouvait pas le faire sans sentir et souffrir d’une forte jalousie « littéraire* ».

* On appellerait cette jalousie « saliérienne », mais Salieri n’avait aucune raison de jalouser Mozart, il était un compositeur accompli. Lorsque je pense à ces moments où Boccace copiait La Commedia, où écrivait son Trattatello…, en montrant le linge sale de son auteur « divin », un vers me vient en esprit :

Boccacio, geloso di canto in canto.

Ainsi, il s’est parfois vengé (sans guillemets) du Texte en l’« améliorant », comme c’est le cas avec ce vers du chant XXVI du Paradis que prof. Ossola propose d’être « restauré* » sur la page 11 de son Introduction… D’ailleurs, plus loin dans son livre, sur la page 122, il cite ce vers dans la version boccacienne, contre toutes les versions modernes existantes, c’est-à-dire il  r e s t a u r e  ‒  restoratio ‒ définitivement ce vers sans se rendre compte quel trouble cela peut provoquer chez son lecteur amateur qui entre pour la première fois dans ce domaine pour lui inexploré.

* La seule chose qu’on devrait restaurer, le moment est propice, pendant ce grand Jubilé planétaire, 1321-2021,  c’est le titre, c’est-à-dire enlever l’adjectif parasitique, d i v i n a, en rendant à Dante ce qui est à Dante, et, peut-être, usant de son autorité, Carlo Ossola pourrait gentiment expliquer aux Français que le nom du poète se prononce Danté. Et aussi aux éditeurs italiens de respecter le titre original de Vita nova.

Je n’ai pas eu l’occasion de voir ces « manuscrits les plus autorisés et que défend Boccace… », comme dit C. Ossola, mais je peux supposer que certains contenaient la version « da te » et certains « Dante » ; donc Boccace avait une excellente occasion d’établir la vérité, et il l’a établie : « Dante », et il a failli énormément nuire à Dante. Heureusement que les versions postérieures, et définitivement celle de Giorgio Petrocchi, et les suivantes, ont « sauvé » ce vers, en gardant le « da te ».

            Carlo Ossola parle à propos de ce vers comme d’une question « théologique et poétique » (d’une extrême importance, mais non « théologique et poétique », mais théologique ou poétique). Ceux qui ont opté pour « Dante » étaient des théologues ou idéologues pensant « hausser » le ton du Poème, l’illustrer, et même « aider » et « protéger » Dante devant éventuelles persécutions post mortem, cela se comprend. C’était comme une sorte d’autocensure d’un auteur absent ! Leur geste était très simple : il a fallu seulement dans le blanc entre « da » et « te » inscrire une lettre, l’initiale de La Comédie, ‒ N. Cela fait penser à  n o  et  i t a  au XXI, 42 de l’Enfer.

            Mais supposons l’insupposable, que Dante avait vraiment mis dans la bouche d’Adam son nom entier, da+n+te. Qui, dans ce cas ‒ sauf poète plus grand poète que Dante ‒ aurait pu avoir l’idée d’enlever l’N du milieu, pour créer « da » et « te » et créer un malentendu? Tel poète n’existait pas. N’existait ? Cela pouvait être Dante lui-même qui, dans le premier degré, aurait vraiment écrit son nom en cinq lettres, puis il a eu un sursaut d’intuition totale ‒ les plus beaux vers sont souvent écrits exactement comme ça ; pensez à toutes les ratures de Valéry faites sur La Jeune Parque, il faut penser à celles de Dante! et « Dante » est devenu « da te » ! Cette opération inverse ne pouvait être faite que par le meilleur forgeron lui-même. Car il est toujours plus facile ‒ c’est ma devise en tant que traducteur de Dante ‒ d’« ajouter » quelque chose à Dante, que d’« enlever », et surtout beaucoup plus dangereux et nuisible*.

* « Restaurer » le « da te » par « dante », ce que propose prof. Ossola, est non moins absurde que séparer le « date » ‒ au chant XXX, 21 du Purgatoire : date lilïa plenis ‒ en « da te », et si quelqu’un pense que Dante ne se souvenait pas de ce « date » latin, en écrivant son « da te », sous-estime le Poète et se trompe gravement. Ni Dante ni Bach n’ont jamais oublié une seule note de leurs contrepoints, car ici il s’agit des notes musicales, même prises chez un autre compositeur.   

Avec le « da te » Dante réalise son effet  v i s i b l e-i n v i s i b l e ‒ comme avec l’acrostiche de l’Enfer que personne n’avait remarqué avant moi, en l’an 2000 ‒ qui dépasse toute théologie et presque la poésie elle-même, celle à laquelle nous sommes plus ou moins habitués. Avec ces « da » et « te » Dante nous invite à faire une merveille : de prononcer  d a   t e  et  d’entendre  D a n t e, une « trompe oreille », et après que chacun commente comme il veut ce nom « caché* » (Dieu n’est-il pas caché ?).

* Cela me fait penser à une des STÈLES de Victor Segalen, avec ce titre, Le nom caché. Alighieri « opérait » publiquement avec l’M, mais en illégal il se régalait beaucoup avec l’N !

Pour terminer avec cette question du « da », « te » et « Dante », je cite la phrase du prof. Ossola qui perd tout son sens ‒ « De même qu’Adam, père de l’humanité tout entière, prononce le nom de Dante pour la deuxième fois dans le chant XXVI du Paradis… pour en faire le témoin et le nouvel Adam de la nouvelle humanité rachetée… ‒ si on décide de lire « Dante » comme « da te » ! Cette phrase fondée sur une conviction douteuse, est une des phrases les plus pompières et pompeuses jamais prononcées sur un poète, non seulement de Dante. Quel nouvel Adam ? Quelle nouvelle humanité ? Dante qui n’est qu’un poète maudit, plutôt hérétique que tout autre, plutôt rien qu’académicien, aussi bien astrologue que théologien, est si bien décrit par un autre poème français, non par celui de Victor Hugo dont Ossola se fait champion :

Polichinelle danse avec ses deux bosses, mais
L‘une touche le sol et l’autre l’Empyrée :
Par ce double désir âme juste inspirée,
Vois le qui toujours tombe et surgit à jamais*.

* Stephane Mallarmé

Les traducteurs ont une possibilité de voir dans les textes qu’ils traduisent des signes et des significations qui échappent parfois aux commentateurs. Ils peuvent, ils ont le droit de se mettre dans la peau des poètes qu’ils traduisent. Par exemple, dans le texte précédent Prof. Carlo Ossola rejoint Danièle Robert, j’ai prononcé une phrase au nom de Dante, comme si j’«étais Dante », en m’adressant à mon lecteur !

            Même le prof. Ossola s’est mis une fois au moins dans la peau de Dante, pendant qu’il répondait à une question d’un étudiant, à propos de fameuse lettre, peut-être apocryphe, en disant…, comme s’il s’adressait à son protecteur Cangrande della Scala : « Vous devez*  lire la Divine  (sic !) Comédie comme je vous la montre ici**… »

* Et pourquoi pas : Tu dois… ? Si Danté l’entendait ! Ou, en théologue : Si Dieu l’entendait ! Dante ne s’adresserait jamais en un style si bas à son premier protecteur, ni à personne, même à ce forgeron de la fameuse fable de Sacchetti, récitant mal ses vers ! Pour comprendre cela il faut lire les premières lignes de cette lettre. ** À vrai dire, je ne vois pas quelle est cette phrase de la lettre à Cangrande della Scala ‒ que je connais depuis longtemps presque par cœur ‒ dont la phrase fictive de Carlo Ossola serait la paraphrase !  Dans deux ou trois siècles cette phrase, enregistrée, servira peut-être à un chercheur-robot comme une source « des plus autorisées », que Dante lui-même avait appelé sa Commedia ‒ D i v i n a, tandis qu’il était à une éternité d’années de lumière loin d’une telle idée hérétique !

Et Boccace dans tout ça ? Il avait une chance réellement extraordinaire de se racheter pour tous les mauvais recueils qu’il a écrits, mais ce poète jaloux et homme mysogine, n’hésitait pas à prendre parti « Dante » très conscient ‒ parce que les mauvais poètes sont plus que personne capables de reconnaître la grande poésie ‒ de la valeur de ces « da » et « te » réunis. Il a reconnu la signature de Dante pour l’éternité. Et il a opté pour « dante ». Il n’est pas un hasard que Boccace est mort juste après avoir donné l’explication du chant 15 de l’Enfer.

            Quand je réfléchis sur tant de choses que Carlo Ossola dit sur Dante (voir le texte précédent), je me demande si c’est Dante qui l’empêche de voir La Comédie, ou c’est la Divine comédie qui l’empêche de voir Dante. Sinon, comment peut-il dire, en expliquant le vers E caddi come corpo morto cade, que « Dante ne connaît le terme ‘émotion’ » ? Ou il plaisante. Comme si Dante était tombé en heurtant une pierre ou autre chose fixée au sol ; comme si Dante était épileptique ; comme s’il n’était pas tombé à cause de trop d’émotions.           

I

Carlo Ossola dit que le poème de Victor Hugo Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia, est le plus beau poème écrit sur Dante. Il dit ça comme il dit pour certains vers de Dante qu’ils sont les plus beaux vers au monde. Mais, connaît-il le sonnet, non travesti comme celui de Hugo, de Stéphane Mallarmé ‒ potentiel traducteur de La Comédie Le viol, qui se termine par la terrible conclusion :

Ô Shakespeare et toi, Dante, il peut naître un poëte !

Ce vers, « tombé » après treize vers qui font penser à une descente aux enfers, pendant laquelle un mari viole calmement son épouse ! C’est une excellente occasion de lier, grâce à un grand poète, Mallarmé, deux autres grands poètes, Shakespeare et Dante. Le sujet pour tout un essai.

            Si Hugo voulait, dans son sonnet, vraiment donner le portrait complet et exact de Dante, c’est-à-dire s’il avait eu le temps de lire et relire toute La Comédie, il n’aurait jamais fait la dernière comparaison avec le  l i o n, mais avec  l’a i g l e. Dans ce cas, dans le douzième vers du poème, au lieu de :

Puis je fus un lion rêvant dans les déserts. ‒

Hugo aurait écrit quelque chose comme ça :

Puis je fus l’aigle royal rêvant dans les airs.

Gênant pour la théorie darwinienne que développe prof. Ossola à propos de ce poème, est un autre poème de Victor Hugo, mais cette fois consacré à Shakespeare, où le poète anglais est aussi comparé au lion enragé et où « la voix grondante » de lion de Dante est remplacée par une image du lion et une rime finale terrible vraiment lionnesque : « ongle / jungle », unique et comparable avec ces deux rimes de Dante, aussi uniques : « selva / belva » (étonnante rencontre par les rimes !) ! Hugo a tout simplement « prêté » son masque de lion à deux poètes magnifiques par rapport auxquels il ne se sentait pas inférieur. Darwin n’a rien à faire dans tout ça, même si ses théories sur l’évolution étaient connues, elles étaient connues à Hugo.

            Car on sait que Victor Hugo se présentait et agissait comme un Lion, quoique né sous le signe du Poisson (peut- être le lion était son ascendant qui a pris trop le dessus) ! Et on peut être sûr que cette comparaison avec Lion n’aurait pas plu à Dante. Hugo, par contre, n’avait pas peur de luxe, car il le créait de ses propres mains. 

II

La même occasion de « lier » Shakespeare et Dante, s’est prêtée à Carlo Ossola lui-même le jour où il comparait au Collège de France une « pensée nouvelle » de la fin du chant XVIII du Purgatoire :

Novo pensiero dentro a me se mise
del qual più altri nacquero e diversi… 

avec les imitations inutiles de Pétrarque, tandis qu’il pouvait faire un retour de presque 6000 vers où Dante, déjà dans l’Enfer, XXIII, 5,10-11 :

Lo mio pensier…
Et come l’un pensier de l’altro scoppia   
così nacque di quello un altro poi…

« prépare » cette image finale du chant XVIII du Purgatoire. Avec seule différence qu’en Enfer lo  p e n s i e r  se multiplie et se change en encore plus grande peur, non en  s o g n o, comme au Purgatoire, ce qui est logique pour Dante dans le processus de développement progressif des images ! Mais tous les deux fragments (me) font penser au monologue du roi Richard II, scène V, acte 5 :

… a generation of still breeding thoughts
and this same thoughts people…,

de Shakespeare, qui est aussi un Everyman.

III

Lisez cette historiette racontée très vivement par prof. Ossola aux étudiants au Collège de France : « Pensez à ce personnage  que Dante trouve ou met plutôt en Enfer et il est complètement désaxé […] et lui dit : je t’ai vu l’autre jour en Florence et l’autre lui répond : ’Tu sais, je suis tellement pécheur que Dieu a laissé mon masque là-dessus et m’a déjà condamné à l’enfer de mon vivant. » Belle histoire ‒ qui prépare peut-être une nouvelle traduction racontée de La Comédie ‒ mais « embellie » par Ossola, car ce personnage dont il n’a dit le nom, Alberico dei Manfredi, n’a jamais pu être vu par Dante ‘l’autre jour’ et ‘en Florence’, puisqu’il était de Faenza ! Ce sont deux F assez differentes ! Le vrai problème dans cette histoire n’est pas le fait que Carlo Ossola avait « glosé-prosaïsé » les vers de Dante, mais qu’il ait « ajouté » une partie ‒ ‘je t’ai vu l’autre jour à Florence’ ‒ qui fausse complètement cette histoire et montre qu’ajouter à Dante est plus difficile qu’enlever sans conséquences ! Ce genre d’intimisation avec Dante me paraît d’autant plus étonnant ‒ et dangereux, comme le mauvais exemple dans le futur qui attend Dante : chacun pourra dire tout ce que lui passera par la tête ‒ parce que prof. Ossola est sans doute un des plus graves dans l’univers des dantéologues et pourtant, après la fausse citation « extraite » de la lettre à Cangrande della Scala, donne encore un si bizarre exemple.

IV

Carlo Ossola-critique d’une traduction de La Comédie. Il pense que trois vers, ceux qu’il considère comme bien traduits, peuvent justifier toute une traduction de, par exemple 5000 vers, c’est-à-dire tout Inferno. Ces trois vers sont, dans la traduction de Danièle Robert, car il s’agit de la sienne :

Étant à mi-chemin de notre vie (I, 1)
Nous fûmes humains, broussailles devenus (XIII, 37)
De nos rames des ailes en vol de folie (XXVI, 125)

Le premier vers est un « collage » fait d’un verbe,  é t a n t, pris dans la traduction de Marc Scialom, et d’expression « à  m i-c h e m i n », que Robert avait bel et bien volé à moi, vol de folie ‒ ce que n’a pas empêché son ami Michele Tortoricci de louer cette mienne petite trouvaille comme  s i e n n e « absolue nouveauté » par rapport aux autres traductions précédentes ‒ dont j’ai déjà écrit sur ces pages ; le deuxième vers n’apporte rien de nouveau, car Danièle Robert a repris le mot-clé,  b r o u s s a i l l e s, pour  s t e r p i, soit chez Pézard soit chez Scialom soit chez Risset ! Ossola a spécialement vanté « Nous fûmes humains », où « humains » peut avoir double connotation ‒ comme si ces pêcheurs étaient humains, bons ‒ beaucoup mieux sonne la solution littérale : « Hommes fûmes » ; quant au troisième vers, je pense que prof. Ossola avait généreusement exagéré, car « vol de folie » pour « folle volo » me fait penser à quelque chose comme quand le Disciple, après avoir obtenu de Faust Valéryen un conseil, Cave Amore, transforme celui-ci en Cave d’Amour ! En plus, le vers traduit est tronqué, car Robert a, pour des raisons qu’elle seule devrait expliquer, délogé le verbe « facemmo » dans le vers précédent ! Carlo Ossola loue un vers dans lequel manque le verbe :

De nos rames des ailes en vol de folie !

Peut-être Carlo Ossola, pour trouver un vers plus originalement traduit aurait pu choisir celui par lequel commence le chant VII, et qu’aucun traducteur jusqu’à Danièle Robert n’a correctement traduit :

Pape Satan pape Satan, ahi !

C’est vraiment une « nouveauté absolue », l’ahi pour aleppe, comme aime dire Michele Tortoricci.                                                          

V

La seule chose que j’attends de Carlo Ossola et des autres Italiens, c’est si, et quand, ils reconnaîtront ma découverte du premier acrostiche par lequel débute La Comédie ?

Le premier acrostiche de Dante  

On connaissait, sans en montrer une attention quelconque, deux acrostiches, au Purgatoire et au Paradis, VOM (l’homme) et LVE (la contagion) avant que je ne trouve le troisième, c’est-à-dire le premier, celui de l’Enfer.

Comment le numérologue Alighieri eût pu faire  d e u x  sans  t r o i s, tandis qu’il ne fait jamais  d e u x   d’u n  (je pense à ce vers que Carlo Ossola propose d’être restauré, pour que le nom de Dante soit prononcé  d e u x (et pourquoi pas  t r o i s) fois dans La Comédie ? Cette question m’a « travaillé » plus de dix ans. Ceux qui sans cesse parlent de la fameuse trinité, de l’aspect trinitaire de La Comédie ‒ trois ça, trois là ‒ devaient un peu plus ouvrir leurs yeux, ou mieux nettoyer leurs lunettes, car cet acrostiche se trouve au début même de l’Enfer-Comédie, et différemment de deux autres, très-très visibles, il est invisible, mais pas tout-à-fait  f i t i z i o, car irrégulier.

Il commence exactement par cette lettre N, par laquelle Carlo Ossola voudrait « restaurer » le « da te » en « Dante » ! Les deux acrostiches « connus » de Dante portent des messages très clairs et importants ; celui que j’ai découvert est encore plus lourd de sens et en ses cinq lettres résume presque toute La Comédie. Il faut lire les premiers vers des quatre premières terzines, pour comprendre :

Nel mezzo del camin di nostra vita
Ahi* quanto a dir qual era è cosa dura
Tant’ è amarache poco è più morte
Io non so ben ridir com’ i’ v’intrai.  

* Ce  a h i  montre combien la solution de Danièle Robert, qui a décidé de traduire l’ a l e p p e (chant VII, 1, de l’Enfer) par cette exclamation est complètement déplacée et « hors » de Dante.

C’est l’io qui a détrompé les chercheurs du troisième-premier acrostiche de La Comédie ! Si on me dit que c’est « irrégulier », je dirai que cette « irrégularité » est le comble de l’art contrapunctoire (verticale+horizontale) de Dante, et que ce genre d’irrégularité confirme et nous aide à mieux comprendre l’aspect  c o m i q u e  de l’œuvre. Une pareille (irrégularité), ils la trouveront dans l’acrostiche du motet Illibata Dei virgo nutrix ‒ le meilleur commentaire du Figlia del tuo Figlio, XXXIII, 1, Paradis) ‒ de Josquin Des Prés, qui s’est certainement inspiré par l’acrostiche de Dante en introduisant, dans le huitième vers du motet, les trois lettres, D e s, de son nom, et, comme par hasard, exactement au-dessus du vers 7 où on lit  N a t a  n a t i ! Ce que signifie que certains  s a v a i e n t*…

* Il y a même un autre exemple de cette irrégularité qui se trouve dans une octave de circonstance mise en musique par le merveilleux Cornelis Schuyt, qui suit de près Josquin Des Prés dans l’histoire de la musique, octave dans laquelle le nom d’une certaine Catherina est « traité » de même façon puisque les neuf lettres de son nom n’« entraient » pas dans la structure de l’octave, et Schuyt, mais c’était aussi une manière de « cacher » (devant qui ?) le nom de cette dame, a « introduit » l’a finale dans le huitième vers : Catherin-a. Toute cette histoire est d’autant plus importante ‒ et Ossola et tous les autres Robert pourraient y réfléchir ‒ puisque ce merveilleux Cornelis avait fait un séjour en Italie, comme la plupart des musiciens néerlandais de cette époque, et il n’a pas seulement appris l’italien, mais a connu l’histoire de Dante et Béatrice, ce qui est confirmé par un madrigal nuptial à l’occasion du mariage d’un certain Jacob avec une certaine Anna (le texte qui suit est de Cornelis Schuyt, qui a certainement joué quelque musique pour le baptême de Rembrandt van Rijk, car il connaissait le père de celui-ci) :

Allor beato con tua Beatrice,
Beata d’ogni ben, theatro di belezza.           

Avec ce distique, le polyphoniste Cornelis Schuyt s’inscrit au rang des meilleurs commentateurs de Dante.

Et quelle signification ! Natio-io. Cela explique le pluriel « nostra vita » du premier vers. Cet acrostiche mérite toute attention, et j’espère qu’une nuit les Italiens de toutes les Académies dantesques, avec Carlo Ossola au front, le reconnaîtront !

Je termine ce texte en leur rappelant le nom de la fille unique de Gemma et Dante : ANTONIA. On ne connaît pas la date exacte de sa naissance, mais elle est née certainement quelques années avant 1300, puisque Pietro est né cette année-là. C’est extrêmement important, car en donnant à leur fille le nom d’Antonia, plutôt rare à cette époque, Dante avait déjà dans sa tête l’idée de cet acrostiche, ANTONIA = NATIO, Moi et mon Peuple. Si c’est vrai, et c’est vrai, l’anecdote d’un début de La Commedia en latin n’est encore qu’une des inventions désobligeantes de Boccace.

[à suivre]