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17. Des vers plus beaux, uniques et un exceptionnel (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

DES VERS BEAUX ET PLUS BEAUX,
UNIQUES ET UN EXCEPTIONNEL (II)

 

Dans le texte précédent j’ai montré comment et combien Danièle Robert est incapable de remarquer des liens qui existent parfois ‒ quand Dante le décide ainsi ‒ entre les vers très ‒ et pour elle désespérément ‒ éloignés entre eux, comme c’est le cas, par exemple, avec les vers 45 du XV de l’Enfer et 87 du chant XVIII du Purgatoire :

 tenea com’ uom che reverente vada ;
 stava com’om che sonnolento vana.

Si ce merveilleux distique ‒ presque mystique si on observe de plus près ces deux vers ainsi rapprochés ici sans doute pour la première fois ‒ n’était qu’un accident-incident dans La Comédie…, mais ce n’est pas le cas ! On en trouve partout, jamais les mêmes ‒ car Dante ne se répète jamais, même quand il se répète (comprend qui peut !) ‒ comme c’est l’étonnant adverbe et plus qu’adverbe,  d i f f e r e n t e m e n t e,  que je garde pour la fin de ce texte.

     Tout cela est invisible pour Danièle Robert ! Invisible, c’est évident, car elle n’en parle ni dans ses notes, ni dans ses interviews, et encore moins rend visible cet aspect invisible dans sa traduction ! Après l’avoir attentivement lue et entendue, je peux conclure que pour elle la fameuse « structure voulue par l’auteur » se résume en deux faits plutôt extérieurs de La Comédie : le rythme de onze pieds et la tierce rime* ! Le reste ne compte pas… tout s’arrête après la première décimale, comme dirait Valéry.

* Quant à l’invention de cette féerie de Dante, Danièle Robert ne cesse pas de répéter qu’il la doit à la poésie provençale, ce qui est une erreur colossale, je n’ai pas d’autre mot pour exprimer l’étonnement devant une telle conclusion ! La terzarima est essentiellement liée à l’idée de onze pieds, et tout un qui a lu ‒ et traduit, comme moi, qui suis auteur d’une Anthologie dans laquelle se trouvent quarante des plus connus de ces poètes ‒ la poésie des Provençaux, sait très bien que les plus beaux canzos ne dépassent jamais le cadre de huit ou, au maximum, de dix syllabes ! Chez les troubadours tout est  p a i r, tandis que chez Dante tout est  i m p a i r*. Deux tonalités plus que différentes, majeure et mineure.

* Dante était tellement conscient de cette différence entre deux rythmes, que les huit vers en provençal prononcés par Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du  Purgatoire la respectent à merveille ! Et qu’en a fait Robert de cette  merveille ? Au lieu de garder le texte provençal lié par les rimes ‒ dire/cobrire ; escalina/afina ‒ au texte français, de même que c’est dans le toscan de Dante ‒ un effet rare de la poésie bilingue ‒ elle le traduit en français ‒ comme tout le chant ‒ et brise le collier !     

J’aimerais savoir où, quand, chez quel troubadour Danièle Robert avait vu même l’ombre, l’ombrion, d’une tierce-rime, c’est tout simplement n’importe quoi ce qu’elle dit ! Mais cela peut induire en graves erreurs celui qui, crédule, l’écoute…

Les huit vers en provençal du chant XXVI du Purgatoire représentent ce moment unique, comme l’est le distique  v a d a-v a n a  cité un peu plus haut, ou le vers par lequel commence le chant VII de l’Enfer que Danièle Robert a défiguré en remplaçant  l’a l e p p e  par l’incroyable  a h i ! On peut conclure que, dans sa traduction de La Comédie, elle anéantit systématiquement tout ce qui est beau, plus beau et unique ; les exemples abondent pratiquement sur chaque page de sa traduction ; et j’ajoute encore deux, caractéristiques :

           I. Que Dante est le maître de l’enjambement, c’est très connu. On pourrait faire une analyse assez approfondie de toute La Comédie en suivant ces jeux d’enjambement dont l’emploi contrepointe le rythme général du Poème et empêche et l’auteur et le lecteur de s’endormir ! Comme avec les rimes, Dante compose les enjambements faciles, presque imperceptibles, pour tout le monde, mais parfois très complexes et, donc, « unique ». Par exemple, le vers 34 du chant XIX du Purgatoire propose :

                            Io mossi li occhi, e ’l buon maestro : « Almen tre
                                 voci t’ho messe ! », dicea… ;

Cette rime enjambée, a l m e n  t r e, et la position du verbe  d i c e a  dans le second vers, l’écho  m o s s i – m e s s e, font de ce distique un vrai régal égal au plaisir que produit, et pour celui qui la joue et pour celui qui l’écoute, une invention à trois voix de Bach ! Tout est si clair et simple et en même temps si sinueux, jusqu’au vertige. Si je compare ce distique de Dante avec une triple invention de Bach, sa traduction par Danièle Robert est d’une telle platitude que l’image de quelqu’un qui, un fer à repasser en main, repasse un pantalon, s’impose irrésistiblement à mon esprit :

                            J’ouvris les yeux, mon bon maître disant :
                                 « Trois fois que je t’appelle ! »       

Je dois dire que c’est insupportable (jusqu’au ciel, ajouterait Leopold, le père de Mozart), ce repassage, cette normalisation du vers de Dante, comme si un censeur terriblement pédant ‒ celui qui aime dire « ce n’est pas du français » ‒ veillait sur elle lorsqu’elle traduisait ces vers polyphoniques, en l’obligeant de mettre le  d i c e a  à la fin du premier vers sans se rendre compte qu’elle créait ainsi un vers réellement pas très français : « mon bon maître disant » ! 

         Il semble que la traductrice, en traduisant cette scène où Virgile secoue Dante somnolent, était, elle aussi, assez endormie, car elle a laissé la rime de Dante ‒ ventre, ventre ‒ telle quelle, la trouvant convenable, mais par malheur n’a pas pu continuer et, sans les yeux ouvrir, elle a produit une terzarime qui ne l’est pas,  palinodique (celle qui se contredit elle-même) :

                            ventre – disant – là-dedans !

Je me demande si un traducteur qui fait de telles coquilles a le droit de se moquer d’un autre traducteur (comme Danièle Robert s’est moquée de moi sur la page 17 de sa préface : Il est enfin difficile de ne pas sourire…, dit-elle) , qui a eu le courage de créer ‒ les yeux ouverts et en pleine conscience ‒ une paire des rimes qui conclut le chant XXVIII de l’Enfer avec Bertrand de Born :

                               son cerveau – s’observe, ô.

Pour sortir de cet impasse  v e n t r e-c e r v e a u, je propose ‒ restant fidèle à ma conviction que, pour critiquer l’autre, il faut donner sa traduction-antidote ‒ cette solution pour l’enjambement dont il était question ici :

                            J’ouvris les yeux et mon duc : « Au moins trois
                                 fois je t’appelai ! », dit… 

Le « dit » est sauvé et rendu à sa place première, l’enjambement et la rime aussi ; et mon vers est de même longueur que celui de Dante, puisque parfois moi aussi je compte, dans un vers caractéristiquement long ou court, le nombre de caractères (sur mes doigts) et le nombre des syllabes (mentalement, dans mon cerveau).

           II. Dans le chant XXII de l’Enfer Dante joue avec les noms-surnoms des diables ‒ dont celui d’Alichino est spécialement bien inventé (A l i d’Alighieri et  C h i n o  de Cino de Pistoia, Les ailes du cygne !) ‒ qui sont au nombre de 10, et ce jeu culmine avec le nom de leur chef Barbariccia, le 11-ème, pour que le rythme de La Comédie soit souligné :

                            Ma come s’appressava Barbariccia.

Voilà un vers vraiment unique, puisque le nom du diable ‒ qui nullement par hasard a onze, 11, lettres ‒ permet à Dante de faire une trinité des rimes les plus calambouresques ‒ j’ai failli dire : calembourrasques ‒ dans La Comédie, au bon moment et au bon endroit:

                                               Barbariccia
                                               n’accapriccia
                                               altra spiccia.

L’exemple vraiment unique qui montre que Dante ne rimait pas seulement, mais r i m a g i n a i t, c’est-à-dire laissait les images-métaphores se développer l’une de l’autre avec une précision onirique. Cette façon d’obtenir des rimes autrement inconcevables, me fait penser au vers 10 du chant XXIII de l’Enfer ‒ d’ailleurs très shakespearien (voir le monologue en prison, Richard II) ‒ 

                       E come l’un pensier de l’altro scoppia…

Tant pis pour ceux qui traduisent Dante en vers libre ou méchante prose ; mais ceux qui décident de reproduire la terza-rime de l’original, et en plus se vantent ‒ comme le fait Danièle Robert dans sa préface ‒ d’être les pionniers en cela en France, ceux-ci doivent faire tout pour sauver le plus possible de ce jeu en commençant par fixer le nom du diable Barbariccia ‒ avant même de commencer à traduire ces deux tercets ‒ à la fin du premier vers ! Car c’est aussi « la structure voulue par l’auteur » qui l’exige.

Mais que fait de tout ça Madame Robert ? Elle adapte très mal le nom du diable, et  B a r b a r i c c i a  devient  B a r b a p o u x ‒ ce qui est outrageant pour le chef des diables ‒ mais beaucoup plus grave est qu’elle le « pousse » à l’intérieur du vers ‒ un autre outrage ! ‒ et obtient ce rien du tout :

                   Mais sitôt que Barbepoux s’approchait

et, ainsi continuant, accouche d’une triple rime qui, en effet, une fois de plus, ne l’est pas :

                                      s’approchait
                                      frissonner
                                      sauter.

Jamais la versification française, même celle des plus mauvais poètes ‒ qui sont plus nombreux que les bons ‒ n’avait reçu de tels coups qui résonnent creux régulièrement depuis le début de sa traduction de l’Enfer jusqu’à la fin du Purgatoire et il ne faut pas être perspicace pour savoir que le Paradis ne pourra rien réparer, améliorer.

         Au contraire, quand je pense à ce troisième cantique, je vois tous les beaux vers que Danièle Robert anéantira aussi systématiquement que ceux des cantiques précédents ! En faisant un peu de

CRITIQUE ANTICIPATIVE

 de sa traduction du Paradis, je la préviens que ‒ parmi tant d’autres obstacles qui l’attendent ‒ dans le vers 16 du chant XXIV, elle aura à résoudre la Grande Dissonance ‒ le comble de l’art dantesque, mais pourtant inexpliquablement négligée par tous les commentateurs et les traducteurs français, Marc Scialom excepté ‒ représentée par le mot de quinze, 15, lettres ‒ d i f f e r e n t e m e n t e ‒ et coupé en deux parties asymétriques entre les vers 16 et 17, ainsi :

                            Cosi quelle carole, differente-
                                  mente danzando…

Pour lui faciliter ‒ ou rendre plus ardue ? je ne sais pas ‒ la tâche, je lui dis que Dante introduit dans son texte ce mot, mais sans coupure, déjà dans le chant IV du Paradis                           

                            e differentemente han dolce vita, 

sans doute pour prévenir son lecteur de ne pas s’étonner de cette Coupure* Révolutionnaire dans le chant XXIV, ou d’empêcher quelqu’un de dire qu’il a coupé un mot qui semblait trop long ! En effet, un commentateur l’a dit, mais j’ai oublié son nom !

         * Ce mot et le geste de le couper de Dante est pour moi un manifeste  poétique plus important que les deux (manifestes) de Surréalisme ensemble. Dante est un sûrréaliste.  

16. Des vers plus beaux, uniques et un exceptionnel (I).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

DES VERS BEAUX ET PLUS BEAUX,
UNIQUES ET UN EXCEPTIONNEL (I)

 

Tous les 14 233 vers qui composent La Comédie de Dante sont « beaux » ; c’est tellement vrai qu’il est presque superflu ‒ quand on еn extrait un vers pour attirer l’attention du lecteur ou l’auditeur ‒ de l’accompagner par cette épithète ; par contre, il y a chez Dante des vers qui sont « plus beaux », si on les compare entre eux, comme par exemple le vers 87 du chant XVIII du Purgatoire :

Stava  com’om che sonnolento vana.

Pourquoi je dis que ce vers est « plus beau » et par rapport à quel autre vers ; certainement pas par rapport à un vers quelconque d’un autre poète quelconque ‒ par exemple Pétrarque qui est plein de beaux vers verbaux ‒ puisque Dante est tout simplement incomparable autrement qu’avec Lui-même ! Je pense au vers 45 du chant XV de l’Enfer :

tenea com’ uom che reverente vada.

Quand on les écrit ainsi, et on les observe l’un au-dessous de l’autre ‒ mais en les lisant chronologiquement, d’abord celui de l’Enfer et puis du Purgatoire, ce qui est important pour comprendre cette comparaison ‒ on ne peut ne pas remarquer que ces deux vers font un accord parfait que, dans la musique polyphonique, on appellerait le contrepoint horizontal qu’on pourrait aussi présenter verticalement :

tenea
stava
com’ uom che
com’ om che
reverente
sonnolento
vada
vana.

C’est déjà un étonnant fragment d’une partition qui, pour être exécutée, demande au moins deux voix et je pense tout de suite à la cantate de Bach BWV 78, Jesu der du meine Seele, un duo pour le soprano et l’alto ; chaque ligne mélodique a exactement le même nombre non seulement de syllabes, mais de lettres car Dante souvent comptait le nombre de caractères dans ses vers. Sinon comment expliquer le fait que dans le vers de l’Enfer il écrit « com’ uom » et dans celui du Purgatoire cette expression devient « com’ om » ? Caprice ou fatigue du scribe ! Non ! Dante remarque qu’il a une syllabe de plus dans   t e n e a   par rapport au   s t a v a   et pour établir l’équilibre rythmique et mélodique il « enlève » le u de  l’uom » de l’Enfer, après quoi les deux vers vont ensemble vers la fin de la séquence, la « petite dissonance » a en effet préparé une heureuse harmonie couronnée par ce lettrisme final :  v a d a – v a n a* !

* Dante fait bouger les lettres et remplace le D par un N ‒ dont le premier est son initiale, et l’autre celle de sa Comédie ‒ avec une précision mathématique ‒ onirique, du rêve ‒ en obtenant ainsi de   v a d a   un nouveau verbe,  v a n a,  un peu plus dur à traduire. Pézard, qui commente bien ce vers, y a échoué : … tout sommeilleux, qui rêve ; Risset encore plus : … qui somnole et divague. Etc. Il s’agit de transformer ‒ par ce trait minimaliste : D = N ‒ un verbe concret et terrestre : andare, aller, en un verbe,  v a n a r,  qui, dans le vers de Dante n’a plus rien d’un provincialisme, mais y est hissé à un haut niveau mental (psychologique) !

C’est pourquoi j’ai dit que ce vers est « plus beau » ; non parce que l’expression « stava com’om » est plus pure que celle de l’Enfer, « tenea com’uom » ‒ mais cela est normal (et le contraire n’est pas possible dans la technique du vers de Dante) puisque dans le Purgatoire la langue se purifie en même temps que les âmes ‒ mais surtout grâce à ce nouveau degré obtenu par cette intervention D = N ! Mais si je dis que le 87/XVIII du Purgatoire est « plus beau » que le 45/XV de l’Enfer, je ne dirais jamais que le 45/XV de l’Enfer est « moins beau » que le 87/XVIII du Purgatoire* ! Chez Dante il n’y a pas de « moins beau » !       

* Pourquoi ce genre de combinaisons ‒ plus discret mais non moins important que les autres effets (assonances, répétitions…)  ‒ n’a jamais été remarqué par les commentateurs et les traducteurs ? Quant à moi, longtemps avant de commencer la traduction de Dante, j’ai écrit et publié en 1984 un recueil de poèmes, Le pied du Rêve, dans lequel j’ai exactement examiné ces possibilités D=N ! Ma langue serbe est un peu plus phonétique que l’italien et ces transmutations sont encore plus nombreuses, je donne en exemple un poème dans lequel à la place des rimes se trouvent les mots de deux syllabes et quatre lettres ‒ comme c’est le cas chez Dante, vada-vana ‒ où la troisième lettre subit cette variation dès le début jusqu’à la fin, très facile à suivre :

RUŽA / LA ROSE

Naglo i s ruba
     svesti i leda
zasvetli ruka
     svečanog leša

a u njoj ruža
     pradavno lepa
sad crna rupa
     nesvesnih leta

kojoj se ruga
     okrećuć leđa
sveznana rulja
     nebesnih leća

ruža bez runa
     prizemnih leja
svetlosna ruda
     Sna, mesto leka.

Cette „fabrication“ vada-vana n’est pas un cas isolé dans La Comédie, ni dû au hasard ‒ même tel, il n’aurait pas moins d’importance ‒ car on rencontre d’autres exemples comme dans le chant VIII, 19, du Purgatoire :

Aguzza qui, lettor, ben li occhi al  v e r o,
     ché ’l  v e l o…

(Etc).

            Avant de terminer cette première partie du diptique consacré à ces jeux-joutes lettristes de Dante, je poserai la question: que reste-t-il de ces deux vers qui se terminent, l’un par vada, l’autre par vana, dans la traduction de Danièle Robert? La réponse est nette: rien! Comment pouvait-il en rester quelque chose si la traductrice n’a pas remarqué la ressemblence, et la dépendance, entre ces deux vers séparés de plus de 4 000 milles d’autres vers! Si on se souvient qu’au moment où elle terminait la traduction du dernier vers de l’Enfer, elle ne savait pas que chaque cantique de La Comédie se termine par le même mot,  s t e l l e ‒ sinon comment comprendre sa solution multiplement inexacte :

Et ce fut vers les étoiles la sortie ‒        

il est logique de conclure que, arrivée au vers 87/XVIII du Purgatoire, elle ne se rappellait point du vers 45/XV de l’Enfer! La petite ampoule de la mémoire ne s’est pas allumée! Quand on a ambition déclarée de „rendre (telle-quelle) la structure voulue par l’auteur“, il faut que notre  m e m e n t o  soit éveillé en chaque  m o m e n t o, sanza vanar! Et il est illusoire espérer que le maître hasard règlera les choses pour quelqu’un comme elle.

            Ainsi, Danièle Robert a détruit ce que détruire se pût! Elle a fait toutes les inversions possibles, la fin du vers 44 (capo chino) est devenu le début du vers 45, en „chassant“ de même coup le  t e n e a  du début du vers 45 à la fin du vers 44; dans sa prétendue traduction de „com’ uom“, c o m  est sauvé et  l’u o m   a disparu et l’expression est devenue son propre ennemie: elle traduit: je me tins „comme plein de respect“, c’est-à-dire sans respect!

            Dans sa soi-disant traduction du vers 87/XVIII du Purgatoire, Danièle Robert a réussi de créer un vers qui n’a rien du style de Dante, car le

stava com’om che sonnolento vana

chez elle est devenu:

j’étais comme divague un homme assoupi.

C’est ça, car tous les mots de Dante sont là, et ce n’est pas ça car ce vers traduit est  c o m m e  malade  étant (sic!) si cruellement divisé de son double, le 45/XV, de l’Enfer, sans lequel il n’a pas raison d’exister. (Francesca: Questi che mai da me sia diviso). C’est vrai, je n’ai jamais vu un vers aussi malade, intérieurement, comme celui-ci! Il a contracté cette maladie dans un tercet au-dessus de celui où il se trouve; car traduire le beau vers très précis:

Pietola più che villa mantouana

par cette description infectieuse (car ce n’était pas le moment de gloser-paraphraser) :

Pietola plus que tout bourg de Lombardie

ne peux se terminer que par une contagion totale; en plus, dans tout ce chaos sans aucun sens ni issue, Danièle Robert a „piqué“ le verbe divaguer à Jacqueline Risset, le petit vol qui aurait son explication, et lui servirait d’alibi, si ce  d i v a g u e r  était la seule et bonne solution pour le   v a n a   de Dante, ce qui n’est pas le cas! Mais Robert n’en avait pas assez de ce divaguer et pour donner l’impression qu’elle n’a rien volé à nul, traduit le verbe  v a n e g g i a r e ‒ trois vers seulement avant la fin de ce chant XVIII ‒ par le même  d i v a g u e r, comme si vanar et vaneggiare étaient les synonimes! Par cette double faute elle a importantement appauvri l’imaginaire de Dante, sans parler de „la structure voulue par l’auteur“, depuis longtemps partie aux éclats!

            En respectant ma règle de toujours proposer ma propre solution pour le fragment critiqué, je cite ces deux tercets qui se terminent comme ils se terminent, pas glorieusement, mais au moins ils sont différents de tous jusqu’ici traduits en France:

Et l’ombre noble pour qui on nomme
     Pietola bien plus que ville mantouane,
     avait de mon fardeau libéré la somme;
Donc ayant reçu, claire et bonne manne,
     la réponse qui me manquait beaucoup,
     j’étais comme un qui somnolent plane.

           (à suivre)

15. Les quinze esprits de Guido Cavalcanti (III).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

LES QUINZE ESPRITS DE GUIDO CAVALCANTI (III)
pas bien vus par Danièle Robert

 

Nous sommes encore dans le « sonnet des esprits » de Guido Cavalcanti, traduit par Danièle Robert ! Car il reste la question : que faire de ce  s p i r i t e l,  si on refuse de l’appeler le « petit esprit », comme l’appelle péjorativement Danièle Robert? Je pense, quand il s’agit de la critique d’un texte traduit, et surtout si cette critique est très négative, comme la mienne, il faut que l’auteur du texte critique propose sa solution, car je crois fortement qu’il n’existe pas de traduction ‒ de n’importe quelle langue en n’importe quelle langue ‒ d’un fragment d’une vingtaine de vers soumis à des contraintes classiques, qui résisterait à une surtout malveillante critique, comme l’est celle de Danièle Robert  de ma traduction de La Comédie, sur la page entière 17 ‒ texte et note ‒ de sa préface pour l’Enfer de Dante*.

* Et cette critique très négative, que je pratique, on le voit, peut aller « à l’infini » ! Mais cette critique serait plutôt vaine et inutile si elle ne m’avait poussé non seulement à trouver la solution pour  s p i r i t e l, mais aussi à traduire ce « sonnet des esprits » qui, une fois traduit, m’a poussé à traduire d’autres sonnets de Cavalcanti, et d’autres poètes de cette époque novostyliste ; tant, qu’en ce moment je puis constater et informer mon éventuel lecteur que pendant ces derniers mois ‒ parallèlement avec ces analyses du procédé traductoire de Danièle Robert ‒ j’ai traduit plus de 170 tels sonnets d’une trentaine de poètes, entre Pier de la Vigne et Giovanni Quirini (auteur, entre autres, d’un sonnet magnifique et prolongé en honneur de Dante dans lequel il fait un bel effet en laissant, dans le dernier tercet, au vers 15, le nom de Dante sans la rime, preuve qu’il avait bien lu et compris les vers du Paradis dans lesquels le nom de Christ ne rime qu’avec lui-même). Dans ce sens je suis reconnaissant à Madame Robert de m’avoir adressé si malveillante, si hostile critique dans sa Préface ; cela m’a inspiré à réaliser toute une symphonie sonnétique, la preuve concrète que tout cela n’était pas un temps perdu !   

C’est pourquoi j’oppose cette solution, contre le « petit esprit » de Danièle Robert, une solution qui s’est proposée d’elle-même dès le début :

                                                  E s p r i t e l !

Le mot ainsi obtenu est dans le goût de deux poètes que j’admire au quatrième degré, Stéphane Mallarmé, avec son sonnet Tel qu’en…, et Paul Valéry avec sa série des textes Tel quel… (sans le moins du monde être un « telquelien » ; il suffit de se rappeler de la traduction « telquelliennne » de Jacqueline Risset et des dégâts qu’elle a causés!) qui ont donné à ce petit mot de la langue française une dimension poétique et intellectuelle étonnante.

            Si on regarde la traduction de Danièle Robert du sonnet sur les esprits de Guido Cavalcanti, on se rend compte, dès le premier jusqu’au dernier vers du sonnet traduit, qu’elle reste fidèle à elle-même, très cohérente, en faisant des choses qu’elle ne devrait pas faire : traduire la poésie soumise à des règles et des contraintes pas ordinaires. Pourquoi elle traduit le premier vers :

                              Peglie occhi fere un spirito sottile

par (à la première vue très fidèlement) :

                              Par les yeux nous frappe un subtil esprit (?).

Mais Cavalcanti ne dit pas  n o u s, car dans ce sonnet il n’y a pas de personnages qui agissent, ni de ceux qui écrivent le sonnet : que des esprits et des spiritels qui, d’un vers à l’autre, se meuvent et assurent le développement du poème. Le  n o u s, comme le  j e,  détruit cet aspect abstrait du poème, hors de toute action extérieure… Car c’est un sonnet conçu en éprouvette. Je comprends : Robert avait besoin d’une syllabe ‒ chose qui arrive assez souvent, et il faut que cela arrive ‒ pour « feutrer » le vers et c’est pourquoi elle a choisi  n o u s  qui lui semblait le plus convenable ; au contraire, un mot comme  d’ a b o r d  (dans le sens : avant tout, car chez tous ces poètes tout commence par les yeux), convenait parfaitement, mais ces deux syllabes ‒ d’a-bord ‒ bouleversaient le rythme de dix pieds pour lequel Robert s’est décidée ‒ encore un handicap ‒ contre l’hendécasyllabe de Cavalcanti ! Mais pourquoi je corrigerais ses vers si mal traduits ?

Le dernier vers dans sa traduction du « sonnet des esprits » est une rarissime réussite, a la rovescia ! C’est encore une de ces solutions anthologiques dont j’ai déjà parlées dans les articles précédents. Les trois mots, par lesquels se termine sa traduction méritent d’être soulignés (c’est le moment où elle aime dire quand il s’agit d’un autre traducteur : Je ne peux m’empêcher de rire) :

                                   par ce seul esprit vu étant poussé.

Cavalcanti dit clairement :

                                   Per forza d’uno spirito…,

mais où est « la force » dans la traduction de Robert, et pourquoi « uno spirito » est devenu « ce seul » ! Et le coup de grâce :

                                    vu étant poussé.

C’est le record de tous les records : dire en si peu de mots, réunir en si peu de lettres, tant de non-sens ! Robert traduit veut nous dire que son « ce seul esprit » a été  v u  par quelqu’un : c’est  f a u x ! L’esprit dont il s’agit dans ce vers est le « regard (d’amour) » et c’est lui qui regarde et voit ! Après « vu » suit le mot le plus cher à Danièle Robert dans la langue française : é t a n t, par le choix duquel elle a anéanti le début même de sa traduction de l’Enfer, c’est-à-dire de toute La Comédie ! Mais je ne vois pas ce que ce mot fait à cet endroit du sonnet ! La même chose pour l’absurde « poussé » car personne ne « pousse » personne dans le texte de Cavalcanti ! Robert veut conclure le plus vite son combat avec les « esprits » et à bout de souffle dit n’importe quoi ‒ pour aboutir à une a-rime : pitié-poussé, misérable substitut pour  m e r c e d e-v e d e  de Cavalcanti ‒ car certainement ce n’est pas ce dernier esprit qui est  p o u s s é   ou   v u  par qui que soit, puisque c’est lui qui regarde et voit. D’une certaine manière le sonnet se termine par le retour à l’image par lequel il commence, en créant une sorte de rondeau : 

                                  Pegli occhi…,  ch’el vede…, Par les yeux…, qu’il voit…

C’est ainsi chez Guido Cavalcanti ; mais non et non chez Danièle Robert ! Exactement entre ces deux extrêmes ‒ o c c h i   et  v e d e  ‒ encore une colossale incompréhension du texte de Cavalcanti traduit avec obstination par Danièle Robert. Car chez Cavalcanti on lit :

                                        Un altro dolce spirito suave,

où  l’e s p r i t  est comme entouré de deux adjectifs,  d o l c e   et   s u a v e, très dans le goût du doux style nouveau, mais Robert de ces deux adjectifs crée un pléonasme : douce suavité ‒ et nous ne sommes plus dans le « sonnet des esprits » de Cavalcanti :

                                       un autre esprit de douce suavité ‒

sans se soucier que cet huitième esprit ne représente aucune douce suavité,  mais l’i m a g e ‒ le but de la patiente recherche amoureuse, réincarnation verbale du Désir ‒ comme celui du vers quatorze représente le  r e g a r d (d’amour) ! Ni vu ni ‒ poussé !

14. Les quinze esprits de Guido Cavalcanti (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018).

LES QUINZE ESPRITS DE GUIDO CAVALCANTI (II)
pas bien vus par Danièle Robert.

 

Il faut que j’explique au moins deux choses annoncées dans l’article précédent dans lequel j’ai critiqué surtout l’incohérence de Danièle Robert dans l’adaptation du terme important s p i r i t e l, qui apparaît 5 fois dans l’espace du sonnet original mais non dans sa version traduite, puisque dans le vers 12  l o  s p i r i t e l  est de « petit esprit » devenu « un gentil esprit » ! Par ce coup elle a détruit la « formule ésotérique voulue et créé » par Cavalcanti :

10 fois  s p i r i t o
05 fois s p i r i t e l
= 15*

* Les commentateurs de Dante parlent souvent de l’importance des nombres dans La Comédie et ils ont raison de le faire, même Danièle Robert ‒ mais qui ne va pas plus loin que 1 et 3, et le 15 est pour elle déjà l’Ultima Thulé ‒ tandis qu’ils négligent le plus totalement cette qualité chez la plupart de ces poètes « autour » de Dante, qui étaient aussi de très bons compteurs, Cavalcanti en première place ; rappelons-nous aussi du sonnet de 12 vers de Guido Orlandi (je me borne aux textes de son édition des RIME de Cavalcanti…!). 

Guido Cavalcanti n’était pas peut être d’accord avec Dante dans la question fondamentale sur le sens de l’Amour, et son rapport avec l’Après-Mort, mais dans le rapport aux dimensions numériques et numérologiques de ce monde ‒ il était son meilleur ami ! Dante a beaucoup appris avec lui dans ce sens, surtout sur la valeur du nombre 15, absolument négligée par les ésotériciens dantesques avec René Guénon au front. C’est pourquoi j’en parle !

            Je ne dis pas que Danièle Robert n’a pas réfléchi ‒ c’est tout simplement impossible ‒ sur le nom et prénom de Guido Cavalcanti ; elle l’a même prouvé très concrètement dans la traduction d’un sonnet en traduisant l’italien verbe cavalcando non comme on s’y attendrait : chevauchant, mais d’une manière qui dépasse toutes les attentes : en faisant l’attentat sur la langue poétique française !

Il s’agit d’un sonnet adressé à Guido par un certain Lapo Farinata degli Uberti ‒ mais une ombre de doute plane sur l’authenticité ‒ dans lequel, au vers 12 de l’original, apparaît l’image : che cavalcava, que Robert commente dans sa note : « On ne peut s’empêcher de voir également un jeu moqueur avec le nom de Guido dans le verbe cavalcava, au vers 12. ». Et elle décide de refaire ce « jeu moqueur » ‒ car elle aime se moquer, comme je le montrerai dans un article à venir ‒ dans sa traduction ; mais, refusant de traduire cette image comme il a fallu la traduire : en chevauchant, sans tout à fait perdre le goût du jeu « voulu » par l’auteur, que ce soit degli Uberti (certainement pas), Guido lui-même, ou un tiers, elle transforme ce jeu moqueur en un jeu vraiment grossier et propose :

c a v a l c a d a n t.

Au lieu d’insister sur le contrafactum coppinien absurde, et même, je dirais, plus qu’absurde ‒  c a v a l c a n d o – c a v a l c a d a n t ‒ Danièle Robert devait avoir confiance en ce beau mot français  c h e v a u c h e r,  car dans sa forme qu’exigeait le texte, elle pouvait, non de la tête mais par la queue, approcher le nom du poète :

c h e v a u chant(s)
c a v a l canti.   

Car: chant de chevauchant et canti de Cavalcanti est une réellement belle rencontre entre deux langues, belle et profondément poétique parce qu’elle n’est pas le résultat d’une logique historique ou linguistique, mais de mouvements aussi secrets qu’imprévisibles dans notre imagination. Etc. C’est ainsi que je vois des choses : et j’ai grand problème à écrire correctement ce mot tout-à-fait incorrect,  c a v a l c a d a n t, car   c a v a l c a d e r e  me rappelle en écho le verbe latin  c a d e r e, après quoi je ne peux m’empêcher (j’ai aussi mes empêchements) de voir une inévitable et fatale  c h u t e  d e  c h e v a l,  l’image par laquelle on s’éloigne de l’original italien mais on est plus proche de la traduction française !     

     Après quoi je me demande si Danièle Robert pense que chaque fois, quand on rencontre le verbe  c a v a l c a r e, surtout dans sa forme  c a v a l c a n d o,  dans la poésie de l’époque qui nous intéresse vivement, une époque où tout le monde chevauchait, il faut le traduire par le sien c a v a l c a d e r ? C’est pourquoi je pense que l’image-métaphore  c a v a l c a n d o  n’est pas si spécialement digne d’intérêt, étant trop facile ! Mais supposons que Cavalcanti avait le premier ‒  à partir de son nom ‒ inventé le verbe  c a v a l c a r e,  et que personne ne l’ait jamais employé dans la poésie italienne après lui ; dans ce cas même le  c a v a l c a d a n t de Danièle Robert aurait un sens ; mais ce n’est pas le cas. Déjà un sonnet de Dante du début de la Vita nova commence par :

          Cavalcando l’altrier…,

car notre Dante chevauchait aussi, aussi bien que le troubadour Guy d’Ussel quelques décennies avant Guido et lui : L’altr’ier mi cavalcan…! Si un jour Danièle Robert décide de traduire la Vita nova de Dante ‒ il suffit qu’elle entende la voix : Dante me prega… ‒ elle sera obligée de traduire ce premier mot du sonnet par son  c a v a l c a d a n t…, pour justifier son premier choix, et montrer qu’elle est cohérente dans ses choix ; tandis, quant à l’altrier, j’espère qu’elle a compris que cela signifie l’autre jour, hier ou avant-hier, mais certainement pas hier soir !

            Revenons au chiffre Quinze. Danièle Robert dans sa note constate, grâce à la découverte de deux commentateurs italiens, que le « sonnet des esprits » contient quinze fois le mot spirito/spiritel. Et c’est tout. Elle ne se pose pas la question nécessaire : Pourquoi Cavalcanti autant de fois répète ce mot, d’un vers à l’autre ? Elle ne s’est posé cette question sans doute parce que les deux commentateurs italiens ne l’avaient pas posée ! Voici les trois degrés du  q u i n z e  obtenu par Cavalcanti dans ce « sonnet des esprits » :

15

I. LE PREMIER DEGRÉ

Guido (5) + Cavalcanti (10) = 15
(valeur native)

     G U I D O   (5)
     C A V A L   (5)
     -C A N T I   (5)

II. LE SECOND DEGRÉ

 s p i r i t o (7)  +  s p i r i t e l (8)  = 15
(valeur lettriste)

III.  LE TROISIÈME DEGRÉ

s p i r i t o (10)  +  s p i r i t e l (5) = 15
(valeur active)

 

La première conclusion qui s’impose est celle que Cavalcanti ne comptait pas seulement les lignes, les mots, les syllabes, mais les lettres aussi ! Toute cette formule mathématique du « sonnets des esprits » le démontre, c’est évident. Il s’agit d’un manifeste numérologique et un manuel ésotérique en un exemplaire !

            Et le Quatrième degré, celui que Dante appelle anagogique ou transcendant ? À quoi je réponds : Cavalcanti, quoique anathématique, connaissait bien l’importance de la quinzième bougie qui ne s’éteint jamais pendant la cérémonie (leçons)  des ténèbres. Symbole du Christ. Mais les trois premiers (degrés) sont suffisants pour faire réfléchir Madame Robert qui s’est bornée, dans la préparation de la traduction de ce sonnet spirituel, à des opinions de deux commentateurs italiens pour leur rendre hommage en les nommant, tandis qu’elle a malicieusement « oublié » Henri Spitzmuller, ce qui ne l’a pas empêchée de lui voler la mauvaise solution : spiritel = petit esprit !

(à suivre)

13. Les quinze esprits de Guido Cavalcanti (I).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

LES QUINZE ESPRITS DE GUIDO CAVALCANTI (I)
pas bien vus par Danièle Robert.

 

Avant de « sortir » des RIME de Guido Cavalcanti / Danièle Robert, dont j’ai déjà assez (non, jamais assez !) longuement analysé quelques sonnets extrêmement intéressants, mais comme d’habitude très mal traduits, je m’arrêterai sur un sonnet tant célèbre qu’oublié ‒ c’est hélas le sort plus en plus fréquent de ces poèmes « anciens » ‒ et pour éviter de le décrire, je donne tout de suite le texte italien et parallèlement la traduction de D. Robert :

  Pegli occhi fere un spirito sottile                   Par les yeux nous frappe un subtil esprit
  che fa ’la mente spirito destare                      qui éveille un esprit dans la pensée
  dal qual si move spirito d’amare                    d’où se met en marche l’esprit d’aimer
  e fa ogn’altro spiritel gentile.                          et ennoblit tous les autres esprits.

      Sentir non pô di lu’ spirito vile,                  Ne peut le ressentir un vil esprit
  di « co » tanta vertù spirito appare :               tant la vertu de l’esprit apparaît :
  quest’è lo spiritel che fa tremare,                    c’est ce petit esprit qui fait trembler
  lo spiritel che fa la donna umile.                     petit esprit qui la dame adoucit.

  Poi da questo spirito si move                           Et puis c’est de cet esprit que surgit
  un altro dolce spirito soave                              un autre esprit de douce suavité
  che sieg « uen » e un spiritel di mercede,        que suit un gentil esprit de pitié.

  lo quale spiritel spiriti piove:                            lequel esprit fait pleuvoir des esprits,
  ché di ciascuno spirit’ à la chiave                     car il détient de chaque esprit la clé
  per forza d’uno spirito ch’el vede                     par ce seul esprit vu étant poussé.

Danièle Robert a accompagné ce sonnet d’une assez longue note dans laquelle elle « croise » les opinions typiques et professorales de différents commentateurs : elle a même constaté que le terme « spirito / spiritel » apparaît quinze (15) fois ‒ cette fois elle a bien compté, ou plutôt tout simplement fidèlement repris ce nombre dans les commentaires précédents ‒ mais elle n’a pas vu ‒ et c’est là que commence sa descente dans les ténèbres d’une traduction totalement ratée de ce sonnet ‒ que ce terme « spirito / spiritel » n’occupe jamais, ni dans les quatrains ni dans les tercets, la place de la rime !

     Nous pouvons poser et il faut que nous posions la question ‒ que les professeurs cités par elle n’ont pas posée ‒ pourquoi le poète n’a pas voulu faire passer ce terme par le crible de la rime. Question capitale qui oblige et les commentateurs et beaucoup plus le traducteur du sonnet. La première chose qu’il faut établir : cette « omission » n’est pas un accident ou un hasard, car le poète-virtuose qu’était Cavalcanti ne laisse jamais rien au hasard. C’est un effet d’abord technique ‒ pour celui qui lit le sonnet, et encore plus pour celui qui le traduit ‒ et puis philosophique, c’est-à-dire tout ce que vous voulez.

      Danièle R. dit que ce sonnet est un « exercice de virtuosité » ; après une telle constatation on s’attendrait à un procédé plus « serré » ou plus « virtuose » de sa part, mais rien de tout cela, rien que la destruction complète de la forme ‒ plus : de la structure ‒ « voulue par l’auteur » comme elle aime le dire et ses « chroniqueurs » à répéter !

     Je propose au lecteur qui a la patience de lire ce texte, de lever son regard sur l’original et la traduction de ce sonnet, pour ‒ sans perdre notre temps et dépenser trop de mots ‒ voir et comprendre comment le poète et sa traductrice opèrent de façon plus que diamétralement opposée ! Cavalcanti, dans les six premiers vers, place « spirito / spiritel » juste avant le mot qui termine chacun des vers :

spirito sottile
spirito destare
spirito d’amare
spiritel gentile
spirito vile
spirito appare

Cette strophe de six lignes, ainsi obtenue, ressemble aussi bien à une « liste » de produits ou d’éléments aériens ou liquides ‒ peut-être même ardents ‒ dans un laboratoire scientifique, qu’aux fragments d’un sonnet du Moyen-Âge ! Cependant ce que Danièle Robert propose « en échange » de son côté ressemble plutôt à la délinquance traductoire qu’à une solution même médiocre, mais acceptable : car déjà dans la première strophe, et au début de la deuxième, elle détruit le rapport très précis entre les substantifs et les adjectifs et le plus naïvement au monde ‒ en transformant l’élixir en poison ‒ rime trois fois le terme « spirito » :

subtil esprit
autres esprits
vil esprit !

Du jamais vu ni vécu ! En fixant ces trois « esprits »  ‒ et elle récidivera dans le v. 12 ‒ Danièle Robert s’est auto-catapultée de toutes les discussions sérieuses sur le problème de la versification ! Je me demande comment elle a pu, où elle a trouvé cette témérité pour dire, dans la préface pour sa traduction de l’Enfer, « si les choix de Kolja Mićević étaient plus cohérents » en jugeant mes rimes et tout ce qui va avec dans ma traduction de La Comédie de Dante ? Elle a même dit, dans la même préface, toujours à propos de mes rimes : « comment ne pas rire ? » A moi, qui pendant ces trente dernières années, avais  i n v e n t é  et publié (directement en français !) plus de rimes de toutes sortes que tous les oulipiens ensemble !   

       Je conclus : Danièle Robert a vu (ou les autres ont vu pour elle) que Cavalcanti emploie le terme « spirito / spiritel » quinze fois, mais elle n’a pas « vu » ni compris ni donné aucune importance au fait qu’il ne les rime pas. C’est le moment clé du sonnet en question où le traducteur n’est pas obligé de comprendre ‒ pourquoi les 15 esprits ? Pourquoi ils ne riment ni entre eux ni avec d’autres mots ? ‒ Mais d’o b é i r, comme l’exécuteur d’un caprice de Paganini qui surtout ne doit pas se poser la question pendant qu’il joue : que cela signifie ? L’explication viendra après. Sinon, il y aura encore des vers brisés ! Car, si elle déplace tous ces « spirito / spiritel » et les confond entre eux ‒ déjà dans le vers 4 le « spiritel » est devenu « esprit »  ‒ qu’est-ce qui reste de « l’exercice de virtuosité » interprétée par elle?  ‒ Rien, néant ! Beaucoup de  f a l s e  note ! Tous les vers sont brisés et sonnet, en entier, cassé !

      Et comme c’est toujours le cas avec Danièle Robert, ce n’est pas tout ! Il y a un espiègle Diabolus in musica qui s’est introduit dans ce sonnet sous le nom de : s p i r i t e l ! Même cinq fois ! Sans réfléchir assez, sans doute reprenant les idées de deux commentateurs dont elle parle dans sa note pour ce sonnet, Robert proclame le « spiritel » pour diminutif et traduit les yeux fermés : « petit esprit » ! Et brise la corde principale ! 

         Je ne suis pas linguiste mais mon instinct me pousse à poser cette importante question : le (diminutif ?)  s p i r i t e l, existait-t-il avant la création de ce sonnet, soit dans la poésie italienne de son temps ‒ même dans ses propres* vers ‒ ou dans les textes théoriques ; ou serait-il « forgé » par le meilleur ami de Dante pour les besoins de ce poème ?

* Si on cherche ce  s p i r i t e l  dans la grande chanson, Donna me prega…, La Dame me prie…, qui précède ce sonnet et qui « résume la conception de l’amour » de Guido Cavalcanti, on trouvera un  s p i r i t o  et aucun  s p i r i t e l ! Il semble que c’est dans ce sonnet que Cavalcanti avait introduit ce personnage ‒ une sorte de Sylphe valéryen ‒ une fois pour toute ! Mais, un  s p i r i t e l  se trouve dans le sonnet XXXVIII, 11, de la Vita nova ‒ un spiritel novo d’amore ‒ où l’adjectif  n o v o  est extrêmement important, comme si Dante voulait dire que cet esprit spiritel est nouvellement inventé (par Guido Cavalcanti), etc.

Je suis presque certain que Cavalcanti ‒ quand il a compris qu’il était en train d’écrire un « sonnet des esprits » ‒ avait vite senti que le terme   s p i r i t o   répété quatorze fois produirait un effet inévitable d’ennui, d’où l’idée d’introduire son semblable, son frère, même au prix de le « piquer » quelque part à quelqu’un, ou de le « forger » dans son propre atelier ! Si ce dernier cas est celui qui prévaut, le  s p i r i t e l   n’est pas un diminutif, mais  le  d é r i v é   et plutôt un augmentatif !

     C’est pourquoi la traduction de Danièle Robert de ce terme, s p i r i t e l  par petit esprit, est un coup mortel  pour tout le sonnet, car son  p e t i t  e s p r i t   n’est pas un diminutif mais une image péjorative, d i m i n u t i o n !

      Car Danièle Robert ne sait pas comment faire un diminutif bien parlant quand il s’agit de ces grands maîtres tels Dante ou Cavalcanti ? Dans le chant XI, 17, de l’Enfer, elle a montré toute son incapacité de résoudre une pareille question. Dante dit :

… cominciò poi a dir, « son tre cerchetti… »

qu’elle traduit on ne peut pas plus prosaïquement (descriptivement) :

… commença-t-il, « sont trois cercles plus petits… »

et, bien sûr, rate l’occasion de créer un nouveau très joli mot dans la langue française :

… commença-t-il, « sont trois cerclets… »

Et montre paradoxalement combien elle est cohérente dans l’emploi du petit mot  p e t i t qui n’a rien à faire ni dans le premier (Cavalcanti) ni dans le second cas (Dante)! Sans se soucier du fait que cette sienne diminution n’a rien avec ce qu’on appelle diminutif dans la langue française ! Le « petit esprit »  n’est pas une image poétique, comme ce ne serait ni « piccolo spirito », tandis que  s p i r i t e l  est plus qu’une métaphore ‒ une allégorie !   

     Donc, d’accord, Danièle Robert a décidé de traduire  s p i r i t e l  de Cavalcanti par son   p e t i t  e s p r i t  ‒ mais pas toujours, nous venons de le voir dans le vers 4 ; elle n’est ni cohérente ni conséquente ‒ mais sans « protéger » son choix ; car dans le onzième vers du sonnet traduit par elle  s p i r i t e l  n’est plus même le petit esprit, mais un gentil esprit ‒ après quoi dans le douzième vers ‒ réellement important ‒ qui est une sorte de sommet et de la première fin du sonnet :

lo quale spiritel spiriti piove

 ‒ où nous assistons à l’extraordinaire rencontre entre  s p i r i t e l   et   s p i r i t i, grâce à laquelle (rencontre) le 14 devient le 15 ‒ et perdant complètement le contrôle sur ce qu’elle élabore, ne pensant à rien sauf de sortir le plus vite de ce sonnet plein d’esprits et de petits esprits, propose cette solution grotesque qui n’a de sens ni comme un vulgaire « mot-à-mot » et encore mille fois moins comme une solution proposée par quelqu’un qui a décidé et annoncé de toujours rendre la « structure voulue par l’auteur » :

lequel esprit fait pleuvoir des esprits !

Quelles, combien de trahisons dans un seul vers ! Le « lo quale spiritel » est devenu « lequel esprit », même sans son parasite  p e t i t, tandis que les  s p i r i t i  ont fui (dans la traduction de Robert) ‒ se séparant, contrairement au désir de Cavalcanti, du  s p i r i t e l ‒ à la place de la rime pour rimer pauvrement avec surgit ! Vraiment, comment ne pas rire : esprit / surgit !

     Cette solution est d’autant plus incorrecte et insupportable car elle est une copie assez fidèle d’une traduction faite il y a plus de 80 ans par Henri Spitzmuller dans le premier tome de sa magnifique Anthologie de la Poésie Italienne (éd. Desclée de Brouwer, 1971), avec cette différence que Spitzmuller garde le « petit » avant « esprit » puisque lui, qui traduit en prose pure et simple ‒ en suivant sa ferme conviction que « la poésie » n’est pas possible dans la traduction de la poésie ‒ ne se soucie pas de deux syllabes de plus, ainsi :

lequel petit esprit fait pleuvoir des esprits !

Cela nous apprend beaucoup sur la déontologie traductoire de Danièle Robert! Non seulement qu’on découvre que la solution  s p i r i t e l – p e t i t  e s p r i t, quoique difficilement acceptable,  n’est pas son invention, mais que tout le vers traduit par elle est entièrement « emprunté » (« volé », dirait ouvertement le père de Mozart) à Henri Spitzmuller ! Si la solution de Spitzmuller était une traduction mot-à-mot de l’original, non seulement Danièle Robert, mais n’importe quel traducteur de ce vers, pourrait s’en servir ; mais ce n’est pas le cas. J’ai traduit ce sonnet et ce vers spécialement pour montrer que d’autres solutions sont possibles et certainement plus proches de l’original.

            Il faut chercher, car ce vers n’est pas facile si l’on veut rester dans le rythme et le sens, avoir une rime satisfaisante, et sauver cette image : spiritel spiriti, qui de 14 fait le 15. Danièle Robert n’a pas eu le temps, ni volonté, ni science de trouver une solution différente de celle de Spitzmuller. Quand je pense au moment où elle écrivait la note pour accompagner sa traîtraduction, la note dans laquelle elle cite deux différents commentateurs de ce sonnet, Gianfranco Contini et Giorgio Agamben, je peux supposer qu’elle le fait pour  c i e l a r e  celui qu’elle aurait dû mentionner, Henri Spitzmuller, et tout simplement informer son lecteur : « Ici, pour des raisons qu’il n’est pas difficile d’imaginer, je reprends la solution d’Henri Spitzmuler… », d’autant plus que Spitzmuller avait accompagné sa traduction par une note très précieuse dans laquelle il explique la nature de chacun des esprits dont il est question dans le sonnet.

     Par cet aveu elle n’aurait rien perdu, au contraire. La même chose que pour son vol de ma solution « À mi-chemin… » dans la première version de ma traduction du début de l’Enfer, vingt ans avant la sienne, ce qu’elle a fait sans doute en récitant Valéry : ni u ni connu, et que son ami et commantrateur Michele Tortorici avait proclamé sa « nouveauté absolue » ! Si Danièle Robert pense que les « spiriti » dorment, et que le Spiritel est mort, qu’elle sache que non !   

(à suivre).

12. Sur les virus, les parasites et un contrafactum.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

SUR LES VIRUS, LES PARASITES ET UN CONTRAFACTUM
de Danièle Robert

 

Si je pose la question : « Danièle Robert, a-t-elle jamais dans sa vie écrit un sonnet ? » ‒ et quand je dis « un sonnet » je pense à un poème non seulement de quatorze vers, mais tout autre soumis à  des règles strictes de cette forme, comme sont les sonnets qui se trouvent dans le recueil RIME de Guido Cavalcanti ‒ je connaîs la réponse : Non, Madame Robert n’a jamais écrit un tel sonnet dans sa vie*.

* Elle s’est jetée ‒ comme dans le cas de Dante ‒ à la traduction des poèmes de Guido Cavalcanti (à la prière explicite de Guido C. : Guido me prega… osa-t-elle ainsi titrer la préface des RIME) sans aucune préparation préliminaire pratique. Elle n’a pas même suffisamment, à fond, par exemple, lu les bons poètes français du Moyen Âge ‒ Rudeboeuf, de Pisan, d’Orléans, Chartier… ‒ encore moins de la Renaissance ‒ Scève, toute la Pléïade, d’Aubigné, même La Fontaine ‒ où elle pouvait spontanément, comme respirer, apprendre l’art de rimer !  C’est pourquoi, quand on observe son « art rhétoriqueur », toutes ces maladresses dans le rythme et la rime, tous ces accords discordants, on est aux certains endroits tenté de penser que ce n’est pas une Française qui traduit, mais une Étrangère, et encore mal !

Parmi les poètes autour de Cavalcanti, deux sont spécialement intéressants ‒ car nous avons pour le moment oublié Dante ‒ Guido Orlandi et Gianni Alfani, que j’ai déjà analysés dans les articles précédents. Mais, avec Danièle Robert, ce n’est jamais assez ni fini! N’importe quel sonnet traduit par elle est, non un « grenier à fautes » ‒ comme disait Littré pour toute traduction de Dante en pensant aussi à la sienne de l’Enfer, s’entend ‒ mais une vraie caverne pour laquelle n’existe aucun « Sésame » surtout pour en sortir ! C’est pourqoui j’ajoute ici quelques (très subtiles) remarques, car c’est en elles que repose le vrai mystère du « trobar » d’un traducteur. Le rare sonnet de douze vers de Guido Orlandi commence par une phrase-proverbe qui fait penser à des certaines qu’on rencontre chez Dante :

                              Per troppa sottilianza il fil se rompe…

Comme tous les vers proverbiaux, celui-ci est aussi ‒ mais dans le meilleur sens ‒ plat, pour être plus facilement compris et remémoré par tous, même des enfants. Ce n’est pas le cas dans la version traduite de Danièle Robert :

                                   La corde trop ténue, elle se brise…

Tout près de l’original, le vers traduit est de même coup la négation de soi-même. Sans entrer en discussion qui pourrait sembler trop pédantesque, pourquoi Danièle Robert traduit « le fil » par « la corde » et « se rompe » par « se brise » (à cause de la rime, d’accord) et non « se rompt », le grand virus dans sa traduction s’est introduit après la virgule : , elle… Qui est elle ? la corde ? non uniquement, car  e l l e, surtout après cette virgule, peut être plusieurs autres choses, où même personnages ! Je vois par exemple une danseuse (sur la corde) qui se b r i s e  en tombant puisque la corde a été trop ténue ! Au lieu de s’exprimer simplement et d’éviter ce hiatus ‒ ténue, elle… ‒ virus rythmique désagréable:

Trop ténue la corde se brise…,

tandis que pour avoir le bon nombre de pieds ‒ contrainte qu’Orlandi a magnifiquement résolue par : sottiglianza ‒ elle pouvait ajouter quelques syllabes parasites, par exemple :

Quand elle est trop ténue la corde se brise…,

ou, pour avoir un vers graphiquement plus court :

Si elle est trop ténue la corde se brise… 

Dans ces deux dernières propositions il n’y a aucun doute que  e l l e  est  la  c o r d e ! Si elle avait écrit une centaine de sonnets réguliers à ses débuts, Danièle Robert saurait faire la différence entre le virus ‒ une solution (ici : , elle) qui détruit tout le vers ‒ et le parasite qui est là pour nous rappeler qui nous sommes devant le texte et son auteur, surtout quand ils s’appellent Dante ou Cavalcanti : humbles qu’une logique éternelle asservit*.           

* Danielle Robert avait l’occasion, avant celle au début même de l’Enfer, d’utiliser son fameux é t a n t  qui ici siérait beaucoup mieux :

Étant trop ténue la corde se brise…           

Je dirais même que c’est la meilleure solution, mais le mal est fait, elle a choisi la pire, et restera convaincue que c’est la meilleure, ensemble avec ses collaborateurs Michele Tortorici ou Pierre Parlan qui ne manqueront pas de chanter ses louanges illimitées dans la première occasion apparue ! Quand on veut cacher ce qu’on ne voit pas dans le vers (sic !), on le tend trop et le vers se brise. Danièle Robert a pratiquement brisé chaque vers qui exigeait d’être mieux vu, derrière elle reste un cimetière des vers brisé. Voici un autre exemple, le premier vers du sonnet de Gianni Alfani que j’ai aussi longuement analysé dans un article précédent :

Guido, quel Gianni ch’a te fu’ altr’ieri…

Ici, Robert a gardé le nom de Guido (Cavalcanti) au début du vers ‒ ce qui pourtant nous rappelle irrésistiblement l’inoubliable calembour : Lapo, toi et moi, Guido, je voudrais… ‒ mais dans la suite elle a commis deux graves et différentes fautes :

Guido, quel Gianni qui vint l’autre soir…

Gianni qui vint, traduit Robert, tandis qu’Alfani dit : a te fu, a été chez toi ‒ cette importante précision n’existe pas dans sa traduction ! Chez Danièle Robert le lecteur voit que Gianni (Alfani) informe Guido (Cavalcanti) « qu’il vint », mais ne dit pas « où » et le virus appelé « danseuse » découvert dans l’analyse du vers d’Orlandi, se déclare ! Car nous pouvons lire ce vers traduit par elle, ainsi (par exemple) :

                                   Guido, quel Giani qui vint l’autre soir
                                   chez notre ami Dante, te salue, etc…

Danièle Robert est ou a été, sans doute, une sérieuse professeure des langues, et elle ne devrait pas se permettre de confondre la concordence des temps verbaux, car : « qui vint » et « qui a été » sont deux actions très différentes, presque contradictoire, et si à cette inexactitude nous ajoutons absance de « a te, chez toi » nous pouvons conclure que Danièle Robert a creusé un nouveau petit trou dans son cimetière des vers brisés.

       Et ce n’est pas fini ! Comme elle a traduit toute à l’heure « rompe » par « brise » pour avoir une rime inouïe avec « emphatise » (mais, passons) dans le vers d’Alfani elle traduit l’expression « altr’ieri » par « l’autre soir » ‒ pour le besoin de la rime, avec poignardtandis qu’il falait dire : « l’autre jour ». J’imagine très mal que le poète Alfani rendait visite à son ami le soir. Henri Spitzmuller ‒ dans sa magnifique antologie ‒ qui traduit les vers en plate prose mais avec grande clarté, traduit cet « altri’eri » par « l’autre jour* ».             

*  Il est intéressant de souligner que cette expression « altr’ieri » apparaît dans les poèmes de cette époque et obligatoirement à la place de la rime, même dans le troisième sonnet de Forèse Donati dans la tenson avec Dante : altri’eri /Aldagieri ! Henry Cochin, traducteur de Vita nova de Dante, donne aussi dans le sonnet XV une intéressante solution : l’autre hier. Robert avait donc plusieurs possibilités de choisir et elle a fait le moins bon choix, en usant une « fausse rime ». False rime usare… : si Guido ‒ qui ne l’avait rien prié, comme elle se vante dans le titre de sa préface ‒ voyait toutes les rimes qu’elle a employées en traduisant ses RIME, il trouverait qu’au moins les 99% sont  f a l s e. C’est qu’à même trop.

Deux sonnets, deux premiers vers, et combien de brisures ! Danièle Robert, quand elle traduit « a te fu » par « vint » pense que le lecteur va sousentendre que le poète Alfani est venu chez le poète Cavalcanti ; et comme il est venu, car elle traduit ainsi, « hier soir », ce lecteur, doit-il sousentendre que le poète Alfani avait passé toute la soirée ‒ dîné, parlé de la poésie et des dames florentines ‒ et peut-être dormi chez son ami ! Non, ces poètes se rendaient visites dans la journée, il suffit de lire attentivement le premier vers d’un sonnet de Guido Cavalcanti à Dante, toujours dans les Rime :

I’ vengo ’l giorno a te infinite volte…

Ici, Danièle Robert s’est dépassée elle-même et d’un vers « simple comme les haricots » ‒ comme on dit chez moi ‒ a fait le vrai cauchemard ! L’idée lui est venue soudainement de faire un contrafactum et le premier mot, verbe I’ vengo, je viens, lui a suggéré le chiffre vingt par lequel elle remplace et encore une fois totalement détruiit l’image, infinite volte, maintes fois, car Cavalcanti ne serait pas poète digne d’intérêt s’il employait des image « nues, explicites », telles que Robert lui impute :

                          Vingt* fois par jour je suis à tes côtés…

* Car, il est assez téméraire commencer la traduction par un nombre, vingt, qui ne se trouve pas dans l’original et dont lointain cousin, infinite volte, infiniment de fois, attend à l’autre aile du vers ! C’est d’autant plus regrétable puisque  v i n g t (20) est un des plus beaux mots de la langue française ! Et c’est un Étranger qui le dit.

Même cette traduction telle-quelle montre que les deux poètes se rencontraient infiniment de fois par jour, ‘l giorno, mais jamais le soir, encore moins la nuit ! Malgré tout, ces trois contrafactums : vengo-vingt ; a tte, à tes ; volte-côtés ‒ quoique avortés ‒ sont à retenir ! Elle voulait se faire copine de Coppini…

        Dans ce vers elle n’a pas feint de ne pas voir l’expression a tte ‒ la même qui se trouve dans le premier vers chez Orlandi ‒ mais elle la traduit mal, en suivant son trèsmalheureux contrafactum ‒ a tte, à tes (côtés) ‒ au lieu chez toi, car l’expression à tes côtés est réellement inadéquate : on voit Cavalcanti qui voit Dante dans une rue étroite de Florence, qui se met à ses côtés, marche et parle un peu avec lui, puis s’éloigne, et ainsi une vingtaine de fois. C’est caricatural, il faut le dire, puisque le vers de Cavalcanti est plus que clair : I’ vengo… a te, Je viens… chez toi ! Si Robert ne voit pas la différence entre « à tes côtés » et « chez toi », elle est dans le grand problème*.

* L’expression « infinite volte, infiniment de fois » est certainement exagérée, c’est le côté surnaturel et fantastique de ces poètes dont les très naturels commentateurs n’ont jamais dit un seule mot. Mais le traducteur doit protéger ce « côté ».

Si on « descend » plus profondément dans ces sonnets, on découvre que sous ces premiers vers se trouvent de réelles failles dans sa traduction où on voit combien Danièle Robert est loin de comprendre cette « structure voulue par l’auteur » (c’est son expression qui a eu et a encore beaucoup de succès chez les journalistes qui l’ont intervieuwée). Faute de place, je donne un seul exemple mais vraiment lourd de signification. La deuxième partie du troisième vers du sonnet de Guido Orlandi, celui de douze vers :

… non drizza’al vero :

Robert traduit correctement :

… ne visent pas le vrai,

mais quatre vers après, quand Orlandi fait l’effet de la rime intérieure et en même temps un magnifique « écho » de deux fois trois syllabes, ainsi :

                                   traballa spesso, non loquendo intero :
                                        ch’Amor sincero… non piange né ride ‒

Robert est encore une fois totalement absente, perdue, et fait n’importe quoi :

                                   souvent trébuche, ne sachant pas parler,
                                        car Amour vrai     ne pleure ni ne rit.

À ce couple de deux rimes bien inventé par Guido: intero-sincero, Danièle Robert répond par parler-vrai ! Sans se rendre compte qu’elle a déjà employé l’adjectif vrai, à la fin du troisième vers, déjà cité, de ce même sonnet ! Pour elle vero et sincero sont donc deux mots synonymes, peut-être dans son dictionnaire de la langue italienne ‒ mais ne le sont pas dans le poème d’Orlandi ! Aucune mémoire ‒ sinon, comment expliquer la répétition du   v r a  i  employé quatre vers plus haut ? ‒ ni rimagination chez Danièle Robert ! Car traduire correctement le sens visible des vers n’a pas un grand sens pour celui qui a décidé de satisfaire à ces contraintes stilnovistes auxquelles elle devrait être spécialement sensible comme rédactrice d’une collection qui porte ‒ ou a porté ‒ un tel nom, Stilnovo ! Guido me prega, Stilnovo… que les mots vingt fois vains. Traductrice vain/cue !

11. Deux distiques mystiques.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

DEUX DISTIQUES MYSTIQUES

 

Dans les deux textes précédents où j’ai analysé le schéma rimique des sonnets de deux Guido, Cavalcanti et Orlandi ‒ et montré comment ce schéma a été trahi par Danièle Robert qui avait décidé de « jouer sur une seule rime » ‒ je n’ai pas eu d’espace ‒ car j’essaie de ne pas dépasser quatre pages ‒ pour informer le lecteur que ces deux sonnets se terminent, chacun, par un mystérieux distique*.

* Cet ajout exceptionnel n’est pas pourtant un cas isolé dans la production sonnetique en Italie de cette époque ; je profite même de signaler au lecteur l’existence d’un sonnet de Giovanni Quirini, À Ravenne (Sur la mort de Dante), prolongé de tout un tercet de plus, si l’on peut le dire ainsi, dont le 15e vers se termine par le nom de Dante lequel reste sans rime ! Le sonnet était à peine inventé et les poètes exploraient ses possibilités ; Guido Orlandi, par exemple, a laissé un sonnet extrêmement réussi de douze vers car il pensait que la troisième rime dans les quatrains était trop bien trouvée ‒ rompe ; pompe ; som pe’ , son pied ‒ qu’il était un vrai sacrilège d’ajouter une quatrième rime qui ne pouvait être que banale, quelconque ! Mais je ne connais aucun exemple pareil dans la poésie française dès le moment où le sonnet a été introduit en France. De l’autre côté, il n’est pas impossible que cet effet « distique » ait servi aux Anglais dans la création du sonnet élisabéthain ! Celui que l’on rencontre dans certains sonnets de Stéphane Mallarmé ‒ Le sens trop précis rature / ta vague littérature ‒ le moins français des poètes français ! 

Ces distiques, et chez Cavalcanti et chez Orlandi, comme un post-scriptum, comme un auto-commentaire, ou une sorte de manifeste personnel, ou pareil, séparés, ou non, par un blanc du corps du sonnet, ont en commun avec lui le même rythme de onze syllabes, mais offrent un nouveau pair de rimes : primo et limo.

            Cavalcanti (qui introduit son distique par un enjambement montrant ainsi qu’il fait partie intégrante du sonnet):

già non vi tocco ; lo sonetto, primo
Amore à fabricato : ciò ch’io limo.

            Orlandi (dont le distique est formellement indépendant du sonnet, une entité à part, une preuve de plus que le poète, reprenant les rimes de son correspondant, n’a pas l’intention de l’imiter):

Io per lung’uso disusai lo primo
Amor carnale : non tangio nel limo.   

Très beau dialogue entre deux poètes, deux exemples très réussis de la poésie minimaliste, qui résument le sens de leurs sonnets, mais qui, même lus indépendamment, nous disent beaucoup sur leurs auteurs, surtout d’Orlandi que l’histoire de la poésie connait moins bien que Cavalcanti ou Dante, avec qui Orlandi avait aussi échangé des sonnets épistolaires assez critiques !

            Malgré ce blanc qui sépare les distiques des sonnets, malgré ce couple des rimes, primo-limo, qui sonne comme un avertissement, Danièle Robert opiniâtrement ne cesse, jusqu’au dernier souffle, de « jouer sur une seule rime » et, on peut dire, pour la deuxième fois réduit les sonnets de Cavalcanti et Orlandi en cendres ! Je ne pense pas que j’exagère.

            Robert (car c’est loin d’être Cavalcanti) :    

                        Je n’en dis mot ; c’est Amour qui, premier,
                        a créé le sonnet : je l’ai limé.

Robert (car c’est encore plus loin d’être Orlandi) :

Depuis longtemps, pour moi, j’ai délaissé
l’amour charnel : limon m’est étranger.

J’ai déjà montré plusieurs fois dans ces textes que Danièle Robert est capable de garder tous les mots de l’original et de créer pourtant quelque chose de profondément a-poétique, plus grave : contre le poète qu’elle traduit, comme au début du sonnet de Dante :

Lapo, toi et moi, Guido, je voudrais…

Elle fait la même chose avec ces deux distiques et sans essayer de les  l i m e r, se  l i m i t e  à un douteux, même impossible mot-à-mot dès le début, et échoue ! Ce qu’elle obtient par un tel procédé c’est la matière brute ensemble avec ses quatre rimes (qui sont les a-rimes), tandis que dans les originaux il ne s’agit que de deux rimes ‒ proposées par Cavalcanti et reprises par Orlandi ‒ p r i m o  et  l i m o (avec double sens : limer et limon) qui l’ont effrayée, empêchée de s’essayer, et contraint de se contenter de ces misérables assonances qui ne le sont même pas : premier-limé-délaissé-étranger*) !

* Vraiment, on voit grâce à ce que propose Danièle Robert comment les rimes mal choisies par la traductrice peuvent anéantir un beau petit poème !

Car ces deux mots-rimes (si proches du français, mais qui ne se laissent pas décalquer, sinon Danièle Robert saurait le faire) sont la principale constante de ces deux distiques que le traducteur, conscient du jeu qu’il joue doit fixer ‒ à condition de les avoir trouvés ‒ avant de commencer à traduire ! Mais comment  t r o b a r  ces mots sur lesquels repose toute fragile construction des distiques. Pour cela il faut avoir une longue expérience de traduction de la poésie classique, de l’invention et de claire voyance. Danièle Robert ne possède, et de loin, aucune de ces qualités.

            En tant que professeur qui aime la poésie ‒ qu’elle l’aime mais qu’elle ne la traduise pas ‒ Danièle Robert aime faire des notes ‒ parfois douteuses ‒ comme c’est le cas pour les sonnets en question ; elle introduit Guido Guinizzelli et, bien sûr, Arnaut Daniel, « le meilleur forgeron » (chez elle une fois « meilleur ouvrier », une autre fois « meilleur forgeron » !) ; elle donne en exemple un vers de Daniel où il s’agit de « obre et lim motz de valor » trouvé sans doute dans un commentaire italien, mais ne cite pas la première strophe de la plus belle canso du poète périgourdin où il parle de sa recherche des mots et de ses outils de travail, et surtout de l’importance de peaufiner, d’améliorer ses vers en les passant sous la lima :

                                   En cest sonet coind’e leri
                                   fauc motz e capuig e doli,
                                   e serant verai e cert
                                   quan n’aurai passat la lima.

Si Danièle Robert avait connu ces vers, surtout le second : fauc motz, je fais les mots, elle aurait compris peut-être pourquoi Cavalcanti emploie dans son distique le verbe fabricato, et peut-être elle eût eu courage de dire ‒ se rangeant ainsi contre ceux qui ont attaqué Paul Valéry qui dans un essai parle de la fabrication du poème ‒:

                                   Amour a fabriqué…,

au lieu de dire platement Amour a créé sans se rendre compte du mal qu’elle faisait à l’image

; lo sonetto, primo
Amor a fabricato…

en séparant Amor de son verbe ‒ partito porto il mio cerebro / dal suo principio, Enfer, XXVIII, 140-141 ‒ et cela avec l’aide d’une désagréable inversion :           

                                               ; c’est Amour qui, premier,
                                   a créé le sonnet…

Quand un traducteur, dans un si petit poème réduit à l’essentiel, commence une phrase par c’est…, il est clair qu’il ne traduit pas, mais conte le poème, « met en prose comme on met en bière. » (encore Valéry !). Même si je ne dirais jamais que Danièle Robert ne connait et l’italien et le français mieux que moi, je dois remarquer que son premier, surtout mis entre deux virgules, n’est pas un bon remplaçant pour  p r i m o, et je propose d’abord. Ce premier correspondrait mieux dans le distique d’Orlandi qui exactement nous confie qu’il a « délaissé le (premier) amour charnel, après quoi on peut conclure que le poète a décidé de suivre un autre amour, second, spirituel, peut-être d’entrer dans les ordres, ou de se consacrer à la vie solitaire*. Bizarrement, ce second  p r i m o  est absent de la traduction de Danièle Robert et inexplicablement remplacé par un pour moi !

             * Toutes ces suppositions sont possibles car on ne possède pas beaucoup de renseignements sur la vie de ce poète. Ce distique me semble très autobiographique, différemment de celui de Cavalcanti qui est plutôt une confession de la foi poétique.

Si c’est le cas, la suite de la traduction de Robert est complètement fausse : comme elle n’a pas eu le courage de traduire  f a b r i c a t o  par fabriqué, ici elle n’a pas osé ‒ à vrai dire, elle n’a pas pensé du tout à cela ‒ de terminer sa traduction par le mot-clé, l i m o, dans le sens limon, et encore moins de traduire très réalistiquement  n o n   t a g i o  par je ne touche pas (à la boue), et non par limon m’est étranger, car elle a tout soumis à son désir de « jouer sur une seule rime ». Orlandi au moment où il écrivait ce distique était plus près de Nolli me tangere que du Nihil humanum…

            Il est très facile, je le répéterai toujours, de critiquer les traductions d’autrui et je pense à la facilité avec laquelle Danièle Robert m’avait critiqué ‒ moi seul ‒ dans sa préface ! Avec un but précis, de m’éliminer du jeu dantesque en France. Pourtant, la seule vraie critique c’est répondre pratiquement, in actu. C’est pourquoi je termine cet article en proposant ces trois variations que j’ai  f a b r i q u é e s  en divaguant sur ces distiques :

                                               *

plus je ne dis rien ; le sonnet fut tout
par Amour fabriqué ; j’en lime chaque bout.

Je dois refuser trop usé après tout
l’amour charnel ; je ne touche à la boue.

                                                   *

plus je ne dis rien ; Amour fit mon
sonnet d’abord ; puis nous le limons.

Après un long usage usé me fit mon
amour charnel ; je ne touche au limon.

                                                    *

plus rien je ne dis ; sonnet fut accompli
par Amour d’abord ; qu’alors je polis.

J’ai par long usage d’abord accompli
l’amour charnel ; je hais gens non polis*.

Vous vous souvenez peut-être comment Danièle Robert avait traduit, dans le distique de Cavalcanti, l’expression : ciò ch’io limo ? Absolument absente du distique, elle a traduit cette partie du vers au passé, sans comprendre qu’après l’Amour qui a fabriqué (passé simple) le sonnet, le poète ‒ à son tour ‒ le lime (au présent). En faisant le passé du présent ‒ ce qui n’est pas toujours interdit ‒ c’est-à-dire j’ai limé du je lime, Madame Robert était sans doute soulagée ayant ainsi trouvé un joli couple des a-rimes nécessaires pour terminer avec succès le jeu « sur une seule rime » : premier-limé ! Car il ne s’agit pas que Danièle Robert ignore la gramère (sic !) mais elle ne sait pas lire les images et les pensées des poètes, et encore moins les traduire*.

* Elle est, par exemple, restée totalement indifférente à ce très réussi accord « lung’uso disusai » du premier vers du distique de Guido Orlandi, qu’elle a transvasé en on ne peut pas plus plate prose !  

10. « Pour les besoins de la rime ».

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire

par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

 « POUR LES BESOINS DE LA RIME »

Pour les besoins de la rime, ou Pour la rime, sont deux expressions ‒ avec une légère nuance dans le sens ‒ que parfois Danièle Robert ‒ pour justifier ses choix et solutions ‒ emploie dans ses commentaires qui accompagnent sa traduction de l’Enfer et du Purgatoire, et on aura sans doute l’occasion de les rencontrer dans les commentaires de sa version du Paradis. Oser écrire Pour les besoins de la rime ou Pour la rime, dans un pays ‒ comme d’ailleurs dans tous les pays de l’Europe (bornons nous) ‒ où la rime est rejetée et ouvertement détestée et par les poètes et surtout par les traducteurs, sonne optimistiquement et personnellement me touche*.

* Elle en parle très courageusement ‒ à l’appui de différentes citations ‒ sur les pages 18-21 de sa préface pour l’Enfer, en oubliant de dire que, une quinzaine d’années avant elle, je disais la même chose sur cette même question : est-il possible, et comment, de traduire La Comédie en respectant la tierce rime ? 

Si je parle de sa traduction de Cavalcanti c’est aussi à cause de ce lien qu’elle-même souligne entre les RIME et LA COMÉDIE : « C’est dans cet esprit et à la suite de la traduction et de l’édition critique* que j’ai donnée des Rimes de Guido Cavalcanti que j’ai entrepris une traduction de la Commedia

* Je n’ai jamais vue une « édition critique » signée comme elle l’avait signée en se mettant, sur la couverture des RIME, au même niveau avec le poète traduit ! 

Déjà dans son Cavalcanti D. Robert emploie une de ces expressions par lesquelles  commence ce texte : pour la rime. Il s’agit d’un sonnet ‒ unique dans la production ou de ce qui est resté de la production du poète Guido Orlandi ‒ celui dans lequel Orlandi, en provoquant Cavalcanti, avait raccourci les quatrains à six vers et créé un sonnet de douze lignes ! Robert nous explique scolairement  qu’il s’agit « d’une forme populaire dans la poésie amoureuse » et ne remarque pas une chose beaucoup plus solaire et plus essentielle pour la poésie : ayant trouvé, après deux assez ordinaires, rompe et pompe, une simple rime composée de deux syllabes séparées ‒ som pe’, son pied ‒ le poète, conscient de sa trouvaille, avait décidé de s’arrêter là ‒ pour la beauté de la rime !

* Mais cet énigmatique contemporain de Dante sait que cet arrêt peut provoquer le mécontantement du lecteur ; pour éviter la fureur de celui-ci et pour assurer à son poème le nom du sonnet, il prolonge la rime btenèro ; vero ; intero ‒ à l’intérieur du septième vers et crée une belle image et une rime vraiment sonore :

                                   ch’Amor sincero…  

Tout est donc là d’un sonnet, il ne manque que la quatrième rime a, mais c’était prévue dès le début !

C’est ce qui manque à la formule de Danièle Robert dans sa défense de la rime. Au lieu d’essayer de trouver une  b e l l e  et étonnante, en même temps simple et composée, une rime française ‒ pour ainsi justifier l’arrêt exceptionnel ‒ elle se contente de traduire som pe’ par son pied, mais qui ne fait plus le trio avec deux rimes précédentes, rompe et pompe, mais rime maigrement avec parler : son pied-parler ! Elle a raté une occasion rare de lever l’acte de traduire à un niveau nouveau.

            Mais elle n’a pas encore fini avec les douze vers du sonnet magique. Entrée dans les tercets, elle voit un schéma qui déjà annonce la terza rima de Dante avec un choix de mots qui montre qu’Orlandi, comme Dante et Cavalcanti, était sensible ‒ aux moments solemnis ‒ non seulement au nombre des syllabes mais aussi au nombre des lettres dans les mots :

                                   ride ‒ fema ‒ divide ‒ sema ‒ vide ‒ tema,
                                                   (c ; d ; c; d ; c ; d)

et comprend qu’elle ne pourra pas le satisfaire. C’est là où commence son cauchemar pendant lequel elle écrase d’abord le schéma mystique d’Orlandi en :                                  

                                   rit ‒ femme ‒ désuni ‒ pas ‒ toi ‒ lame.
                                                    (c ; d ; c ; e ; e ; d)

et au dernier moment fait appel à la Rime, non pour sa beauté mais au secours ! Sans expliquer pourquoi elle a détruit le schéma proposé par Orlandi, elle dit simplement dans la note : « Je remplace, pour la rime, la métaphore par une autre ».

            Quelle est cette métaphore ? Il s’agit de balestro, arbalète, une version de l’arc pour jeter des flèches. Le mot d’autant plus intéressant qui apparaît quelque part dans La Comédie de Dante. C’est avec les flèches de cet instrument dangereux qu’Orlandi menace Cavalcanti en disant :

Dal mio balestro guarda ed aggi tema ;

ce que dans une traduction plate signifie :

De mon arbalète prends garde et crains.

Mais pour avoir la rime avec femme, trois vers plus haut, Robert remplace la métaphore, comme elle le dit, transforme l’arbalète en lame et obtient une nullité (vous verrez vite pourquoi et comment):

Crains donc et garde-toi bien de ma lame. (!)

Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une arme plus dangereuse que Danièle Robert suggère au poète qu’elle traduit ‒ de toute façon leur conflit est fictif ‒ mais le mot lame, qui a remplacé le mot arbalète est réellement dangereux et portera une grave blessure au poème que Danièle Robert est en train d’introduire une fois pour toutes dans la langue française ; puisque par le même coup sa lame percera aussi le sonnet suivant ‒ fu rotto il petto e l’ombra / con esso un colpo…, Enfer, XXXII, 61-62  ‒ dans lequel Guido Cavalcanti répond aux menaces de Guido Orlandi et dans le cinquième vers dit :

Perché sacciate balestra legare

et dans la traduction de Danièle Robert :

Bien que sachiez l’arbalète bander !

La traductrice du sonnet d’Orlandi avait entre-temps oublié qu’elle avait remplacé l’arbalète par la lame ; et au lieu de continuer dans cette direction, dans sa  m a l a  v i a  t i e n i,  Enfer, XVII, 111, même au prix d’être très critiquée en faisant dire à Cavalcanti:

                                   Bien que sachiez la lame (utiliser)  

‒ Danièle Robert montre, pour une nouvelle fois, qu’elle est totalement absente de ce qu’elle traduit ! C’est une terrible conclusion, terrible mais confirmée par une erreur numérologique ‒ encore une ! ‒ dans ce même sonnet, car sa note « Je remplace, pour la rime, la métaphore par une autre » se trouve sous v. 14, comme si le sonnet en question avait 14 et non seulement 12 vers ! Cette coquille serait pardonnée si elle avait trouvé une vraiment belle solution pour ce vers ; mais elle n’a pas trouvé.

            Comme avec les distiques du texte précédent, et toujours conscient qu’il est facile de critiquer les traductions des autres, mais aussi convaincu qu’une traduction est la meilleure réponse, j’ai essayé de traduire les deux tercets : 

*

                                   car Amour sincère     ne pleure ni ne rit,
                                   mais y mène souvent homme ou femme :
                                   les a-t-il séparés ? sous sa seigneurie pris ?
                                   Et l’as-tu blessé ? et égratigné la trame ?  
                                   Lis Ovide : il sait mieux que toi ces cris.
                                   Fuis mon arbalète et crains ma flamme !           

 *

                                   car Amour fidèle     n’a larmes ni rires,
                                   mais y mène souvent mâle ou femelle :
                                   les a-t-il divisés ? pris sous son empire ?
                                   Et l’as-tu blessé ? et la germe où est-elle ?
                                   Lis Ovide : car mieux que toi il s’en tire.
                                   De mon arbalète protège-toi et plie l’aile.

*

                                   car Amour sincère      n’est ni triste ni gai,
                                   mais souvent homme ou femme y mène :
                                   les divisa-t-il ? ou les soumit sous son gré ?
                                   Et l’as-tu blessé ? et où disparut la graine ?
                                   Lis ton Ovide : mieux que toi il est prêt.
                                   De mon arbalète crains car tu vis à peine.

Quand je traduis l’expression finale   a g g i   t e m a, ais peur, ainsi : crains ma flamme ; plie l’aile ; tu vis à peine ; etc, c’est un procédé allusif que je lui conseille vivement ; mais quand Danièle Robert remplace l’arbalète par la lame, et oublie de transporter cette « lame » dans le sonnet suivant, elle commet un acte d’insouciance aux conséquences sanglantes. Le texte poétique peut saigner.     

9. Une phrase de Dante mal interprétée.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

UNE PHRASE DE DANTE MAL INTERPRÉTÉE

 

Certains traducteurs français, dans les préfaces pour leurs traductions de La Comédie, citent une phrase de Dante ‒ prise dans son traité philosophique autant qu’autobiographique, Le Banquet (Il Convivio) ‒ toujours différemment traduite, mais toujours dans le même but de montrer ‒ et de s’en servir comme une excuse, ou un alibi ‒ l’impossibilité de traduire la poésie ‒ plus concrètement La Comédie ‒ si on décide de respecter le rythme et la versification de l’original, sans perdre beaucoup trop de sens, etc.                       

                        E poi sappia ciascuno che nulla cosa
                                   per legame musaïco harmonizata si può
                                               de la sua loquela transmutare sanza
                                                           rompere tutta la dolcezza e harmonia.   

Le dernier de ces traducteurs qui citent cette phrase énigmatique de Dante, Danièle Robert, « améliore » les traductions précédentes ‒ André Pézard, Philippe Guiberteau, Jacqueline Risset, Lucienne Portier ‒ en préférant, à tort, « entrelacs » au « lien », juste pour intervenir pour intervenir, et tout de suite donne un commentaire qui montre que, elle aussi, n’a pas compris ‒ traditionnellement ! ‒ le vrai sens de la pensée de Dante ! Elle conclut :

      « Mais penser qu’il ‒ il, c’est ainsi qu’elle nomme Dante, KM ‒ condamne, par ces lignes, toute entreprise de traduction serait erroné… »

     Mais, oui, Il condamne « par ces lignes toute entreprise de traduction »… d’un texte accompagné de musique ! On voit qu’elle n’avait pas lu tous les paragraphes du chapitre VII ‒ peut-être trop ennuyeux pour elle ‒ qui précèdent le 14e, et surtout celui qui vient tout de suite après ‒ le 15! ‒ et qui est le vrai et le seul commentaire valable de cette phrase. Car dans ce paragraphe Dante s’explique très clairement :

     « C’est pourquoi Homère n’a pas été traduit du grec en latin, comme les autres écrits que nous avons des Grecs… Et c’est pourquoi les vers du Psautier sont sans douceur musicale et sans harmonie… »

     Il est clair que Dante savait que les poèmes homériques étaient chantés par les aèdes ‒ et que Homère, leur auteur, a été un ‒ et il dit la même chose à propos des Psaumes dont « la douceur musicale » s’est dégradée pendant la traduction des textes de l’hébreux en grec et du grec en latin ! Intuitivement, ou grâce à une information dont nous ignorons tout, Dante savait que les textes des psaumes hébraïques étaient écrits en même temps que la musique notée sur la même page par des signes difficilement ou pas du tout déchiffrables, le fait définitivement prouvé par Suzanne Haïk-Vantoura, 1912-2000, compositrice, organiste et musicologue française, qui a passé plus de la moitié de sa vie à comprendre et résoudre ce mystère.

     Si Dante dans ce passage ne dit rien sur les troubadours, qui étaient tous poètes et musiciens ‒ et dont l’art est aussi intraduisible sans grandes pertes dans la douceur et l’harmonie ‒ c’est qu’il ne voulait pas mélanger « le sacré » et « le profane» ; mais il est possible qu’il ait renoncé à l’idée d’écrire La Comédie en langue des troubadours exactement à cause de cette condition musicale ‒ ce « legame musaïco » ‒ en réalisant ainsi, presque tout un millénaire avant Mallarmé, cette « révolution » qui consistait en effort de séparer les deux sœurs, poésie et musique, pour une simple raison : la bonne poésie n’a pas besoin d’être accompagnée par la musique*.

* Tandis que pour Mallarmé il s’agissait de « rendre à la poésie ce que la musique lui a ôté » (je cite par cœur).

Car si les canzone et même les sonnets de Dante étaient chantées par les chanteurs ses amis ‒ tel Pietro Casella ‒ La Comédie n’était prévue ni  pour être chantée, ni accompagnée par aucun instrument (même celui fait dans l’atelier du signor Bellacqua !). C’est une œuvre purement rhétorique ‒ peut-être il faudrait dire l’œuvre d’un Grand Rhétoriqueur ‒ où les procédés très inattendus, parfois au bord du calembour, étaient permis ‒ che che’ che son nel mio bel…, Enfer, XIX, 17 ‒ dont le plus souvent les dantologues ne parlent pas, ni les traducteurs ne traduisent.

            Ces traitements de la langue sont déjà remarquables même dans certains sonnets de la Vita nova, et dans d’autres poèmes de la période stilnoviste, c’est-à-dire avant 1302 et l’exil. La Comédie en est pleine, car ce poème ‒ dans lequel Dante explique l’essence de ce dolce stil novo, questionné par un des pécheurs, Purgatoire, XXIV, 52-54 ‒ est loin d’être le modèle d’une telle esthétique, car elle est plus que cela : l’histoire au futur de la poésie européenne depuis Dante à nos jours.

            Mais Dante n’était pas le seul qui jouissait dans la naissance de cette nouvelle langue (italienne) depuis que Guido Guinizzelli, son père dans les choses de la poésie ‒ il padre / moi e de li altri, Purgatroire, XXVI, 97-98 ‒ avait écrit toute une série de beaux sonnets, en montrant et ouvrant la vraie voie. Prenons comme exemple le sonnet de Gianni Alfani qui se trouve sur la page 148 du recueil RIME de Guido Cavalcanti / Danièle Robert.

            Ce sonnet ‒ qui n’est pas typiquement stilnoviste, mais plutôt un poème très réussi de circonstance ‒ montre, réduit en deux mots seulement ‒ dont un ne se trouve pas dans le texte, un cas exceptionnel ! ‒ Comment ces poètes concevaient l’écriture et la raison d’être de la poésie dans la société*. Le sonnet est adressé à Guido Cavalcanti et fait penser au sonnet-invitation au voyage de Dante qui commence par le même nom, mais non dans la traduction de Danièle Robert !

* Par les quatre rimes a ‒ altr’ieri ; trafieri ; tu ieri ; Gualtieri ‒ ce sonnet fait penser, au moins à moi, au troisième des trois sonnets que Forèse Donati avait échangés avec Dante Alighieri dans la fameuse et violente Tenson. D’où nous pouvons supposer que ces sonnets épistolaires et de circonstances circulaient librement et leurs auteurs s’inspiraient mutuellement. Par exemple, le très fameux sonnet de Dante pour Guido Cavalcanti ‒ que Danièle Robert traduira un jour, espérons, plus correctement ‒ commence aussi par son prénom, Guido, comme le sonnet d’Alfani ! En tout cas, la plupart de ses sonnets sont écrits en même temps, dans le dernier lustre du XIIIe s. en pas encore maudite Florence.

Je ne citerai ni l’original d’Alfani, ni la traduction de Danièle Robert,‒ extrêmement plate et piètre ‒ pour mieux faire sentir au lecteur cet effet unique que le poète avait réalisé en liant son nom Alfani ‒ qu’il ne met pas dans le sonnet, pour ainsi dire, mais seulement son prénom, déjà dans le premier vers :

Guido, quel Gianni… ‒  

avec le dernier mot du dernier vers du sonnet : 

che gli trarresti di briga e d’afanno.

Le poète a magnifiquement ‒ comme il sied à une lettre en vers ‒ signé son sonnet : di briga (ce qui en serbe et en croate signifie : souci !) e d’afanno !

     Il faut souligner la délicatesse de cette invention  a l f a n i ‒ a f a n n o. Parce que le bon poète Alfani a évité le piège de mettre  a f a n n o  au pluriel ‒ a f a n n i ‒ où le « legame musaico » alfani-afanni serait tout de suite visible et détruirait la trouvaille, soulèverait le voile, Enfer, IX, 61-63 ! Il a seulement, dans la meilleure tradition de Mallarmé, suggéré son nom en laissant à son lecteur ou traducteur* la possibilité de faire le dernier coup, resolutio : afanno=afanni=alfani! C’est dans ce genre de combinaisons ‒ d’entrelacs ! ‒ surtout dans La Comédie qu’il faut reconnaitre ce nouveau nouveau style ‒ qu’il faut appeler par son vrai nom s t y l u s  f a n t a s t i c u s ‒  sur lequel est fondée cette cathédrale : non le  d o u x  c h a n t  mais assez rigoureux  r i c e r c a r e,  non  p o l y p h o n i e ‒ qui souvent trahit les paroles ‒ mais  c o n t r e p o i n t  syllabique non loin de la  f u g u e  instrumentale bachienne (Paradis, XXVII, 1-2) :

 « Al Padre, al Figlio, a lo Spirito Santo »,
     cominciò, «gloria», tutto il paradiso…

* Je ne crois pas qu’Alfani, et tous ces poètes autour de Cavalcanti, pensaient à être traduits en quelconque autre langue ! Je dirais la même chose pour Dante ; en écrivant La Comédie il songeait ‒ à condition de la terminer ou de ne pas être tué avant de la terminer ‒ peut-être à quelques lecteurs en France, en Angleterre…, ou ailleurs en Europe, qui la liraient en son toscan ; mais, dans la plus grande voyance, Dante n’a pas pu imaginer la bibliothèque dans laquelle, au début du troisième millénaire, se trouveraient des centaines de traductions de son Poème dans presque toutes les langues du monde ! C’est pourquoi Dante n’a rien dit sur la traduction des œuvres sans « legamo musaico », il n’a rien permis dans ce sens, ni surtout rien condamnait ‒ comme lui impute D. Robert ‒ car il ne savait pas ce que nous savons maintenant.   

Comment Danièle Robert avait traduit ce dernier vers  du sonnet de Gianni Alfani? Car non seulement elle n’a pas remarqué ce « legame musaico », ni trouvé une digne solution, mais  a réduit b r i g a  et  a f a n n o  en image, comme je disais plus haut pour tout le sonnet, plate et piètre, quelque chose comme « tutti quanti » :

que tu les tirerais de tout ennui.

Le « tout ennui » pour «di briga e d’afanno », c’est du kitch, digne d’un album des vers d’un amateur dilettante, une simplification d’images dont la fréquence dans ses traductions de Cavalcanti et de Dante est inquiétante. J’ai essayé de trouver au moins une solution pour alfani-afanno :

que tu les tirerais de tout mal et affaire.

J’ai été peut-être sensibilisé de remarquer ce  l i e n  entre le nom du poète et le mot final du sonnet ‒ et même d’imaginer  a f a n n o  au pluriel :  a f a n n i ‒ grâce à l’écoute fréquente du K. 469 de Mozart, A te, fra tanti afanni ! Car nous qui traduisons des langues que nous ne parlons pas ‒ je serais incapable de commander correctement un capuccino dans un café italien ‒ nous avons notre propre manière de voir dans les textes des choses que les autres ne voient (Noi veggiam, come quei c’ha mala luce / le cose, che no son lontano, Enfer, X, 100). Comment sinon aurais-je découvert le premier acrostiche de La Comédie, celui par lequel commence l’Enfer, et qui pendant des siècles dormait devant les yeux de tant de doctes commentateurs ! Le don de voir les choses qui ne sont pas loin !  

8. Et horizontalement (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire

par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018).

ET HORIZONTALEMENT ET VERTICALEMENT (II)

Verticalement

 

Si nous observons le sonnet de Dante adressé à Guido Cavalvanti, son meilleur ami ‒ dont il était question dans le texte précédent, Horizontalement ‒ nous remarquerons que la grille rimique est très régulière dans les quatrains (a ; b ; b ; a ; a ; b ; b ; a) mais assez étonnante et presque unique dans les tercets :

                                                  c ; d ; e ; e ; d ; c.

Nous pouvons chercher des raisons d’une telle disposition ‒ qui sont certainement en rapport étroit avec tout le programme du sonnet ‒ mais ce qui surtout saute aux yeux dans la version de Danièle Robert c’est qu’il ne reste rien de cette image musicale de l’écho ‒ c   d  ee  d   c ‒ ni géométrique de l’arc, créée grâce à l’ordonnance des rimes :

                                                               e     e

                                                      d                       d

                                               c                                       c

Quand un traducteur ‒ surtout un traducteur français, héritier d’une tradition poétique dans laquelle le sonnet représente une forme plus constante qu’en Italie (à qui, ne l’oublions pas, appartient la gloire de l’avoir inventé) ‒ quand un traducteur, io dico, se trouve devant un pareil dessein : c ; d ; e ; e ; d ; c…, et si ce traducteur (lisez : Danièle Robert) décide de rimer pour ainsi « défier le temps » par ses traductions, il n’a qu’une possibilité de réussir dans cette « venuta folle » : imiter, pour être authentique et original, car jamais un poète français n’a écrit un sonnet, même mauvais, avec un tel réseau des rimes ! Au lieu de saisir cette occasion exceptionnelle, Danièle Robert, reste « à mi-chemin » et transforme le schéma proposé par Cavalcanti en une mièvrerie :

                                               c ; d ; e ; d ; c ; e ;

qu’elle couronne par une de ses rimes nulles : Lagia-partage*, d’autant plus fausse car chez Dante le nom de cette dame ne se trouve à la place de la rime !

* Si de temps en temps on rencontre un bon couple des rimes dans ses traductions, comme par exemple dans ce sonnet : trente-contentes, c’est parce qu’elles sont telles      dans le texte italien : trenta-contenta ! Et c’est constamment ainsi : toujours quand l’occasion se prête, Danièle Robert pique ‒ quoi pique, prend comme si cela lui appartenait ! ‒ ces rimes « données » depuis la première ballade dans les RIME ‒ verdura=verdure ; criature=créature ; natura=nature ‒ jusqu’au sonnet terminal ‒ Nerone/Néron ; leone/lion ; dragone/dragon ; Pharaone/Pharaon ‒ mais quand il faut inventer elle fait n’importe quoi et comment ! Après tout on peut logiquement aussi bien que paradoxalement conclure que Danièle ‒ qui dans sa préface pour l’Enfer dit : « … car il ne s’agit point de produire un décalque du poème original qui rendrait celui-ci exsangue… » ‒ Robert est la meilleure quand elle décalque !

Peut-être le lecteur attentif se demandera pourquoi j’insiste autant sur le fait que Robert n’a pas reproduit le c ; d ; e ; e  ; d ; c en traduisant le sonnet de Dante adressé à son ami Guido ? J’insiste car ce n’est pas le seul lieu où elle a détruit le schéma rimatoire de l’original, c’est un procédé constant, ainsi que vous ne trouverez  a u c u n  poème de Cavalcanti traduit par elle où ce système des rimes ‒ d’autant plus intéressant car il change sans cesse ; un système mouvant ‒ est respecté*!  

* Il faut dire que les formes de Cavalcanti sont, du point de vue technique assez plus compliquées et plus proches des Troubadours que celles de Dante, ce qui s’explique facilement par le fait que Cavalcanti était au moins dix ans plus agé de Dante, un énorme écart à l’époque dans laquelle ils vivaient. Le moment est de dire que Cavalcanti, même sans le vouloir, a aidé à Dante de se libérer de cet héritage des Troubadours en opposant à leurs « caras rimas » son assez simple, il faut le souligner, tierce rime ! Cavalcanti ne pouvait pas encore être si critique par rapport aux Troubadours ! Cela explique la débâcle de Danièle Robert dans son entreprise, car elle a eu tort de traduire d’abord Cavalcanti qui lui a donné un désir instantané de traduire Dante, le fait qu’elle confie elle-même ! Sincèrement, je pense qu’elle ne devait traduire ni Dante ni Cavalcanti ! Elle devait rester à sa très prosaïque et professorale traduction d’Ovide, que Dante n’aimait pas ‒ a-t-elle oublié ou n’a pas compris le sens du tercet 97-99, chant XXV de l’Enfer ! Et qu’elle essaie d’imposer ‒ voir Le point de vue des éditeurs sur le dos de couverture de sa traduction du Purgatoire ‒ avec l’obscure intention de le substituer à Virgile ! Ce Point de vue des éditeurs sonne comme une publicité à sa traduction d’Ovide !

Et pourtant Danièle Robert n’est pas indifférente à toutes ces questions des rimes et de leurs divers jeux schématiques ! Pour comprendre cela il faut lire ses commentaires (souvent longs et parfois contradictoires) sur lesquelles j’ai déjà donné mon opinion dans  un des textes précédents. Voici un paragraphe du commentaire qu’elle donne à propos de deux autres sonnets épistolaires, L et Lb,  entre Guido Cavalcanti et Guido Orlandi, c’est aussi anthologique : « Ayant choisi dans le sonnet précédent de jouer sur une seule rime (à une exception près : le verbe « enseigne » repris en substantif*) je conserve le même principe dans la totalité de celui-ci puisque Guido Orlandi a choisi de répondre avec les mêmes rimes que Cavalcanti. »

* L’incroyable, presque obsesionnelle précision dans la description de son propre procédé, mais qui disparaît momentanément quand elle en a le plus besoin pour résoudre comme il faut des questions que lui imposent les textes qu’elle essaie de traduire !

Pour être mieux compris je donne les « bouts rimés » de deux sonnets dont il s’agit dans le commentaire de Danièle Robert :

CAVALCANTI         ORLANDI

parlare                        limare
sonetto                       coretto
imprometto                 volare
dare                            stretto

legare                          donare
tetto                            detto
letto                            guadagnare
usare                           difetto

mente                         gente
piano                          stato
stato                           piano

mano                           mano
gente                           mente
stato                            amato

Les rimes sont les mêmes, mais leur disposition est un peu différente, chez Guido Cavalcanti : a ;b ;b ;a ;a ;b ;b ;a ;c ;d ;e ;d ;c ;e ; chez Guido Orlandi : a ;b ;a ;b ;a ;b ;a ;b ;c ;d ;e ;e ;c ;d. 

            Quiconque regarderait attentivement ces rimes, même sans comprendre leur sens, ne pourrait jamais conclure que les deux poètes emploient une seule rime, car dans ce cas nous aurions une suite de quatorze a : a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a, puisque un tel sonnet n’a jamais été écrit dans cette époque et n’aurait pas été considéré comme tel ! Cette exagération paraît même hostile aux stilnovistes, dont Cavalcanti et Orlandi faisaient partie. Mais Danièle Robert pourtant voit une seule rime, et veut refaire l’expérience car elle a déjà « joué dans le sonnet précédent sur une  s e u l e  rime ». Son alibi de faire une telle violence au sonnet d’Orlandi repose dans le fait qu’elle a déjà commis la même action sur le sonnet de Cavalcanti. Inacceptable ! Voici donc ses « 14 mêmes rimes », aux lecteurs de juger :

limer
émoussée
voler
défilé

donner
épargner
fructifier
trouvé

sensés
pleurer
vrai

toucher
transpercé
aimé

Si vous comparez ces mots ‒ moins accordés entre eux que les cornes dans un sac ‒ comme on dit parfois ‒ mais que Danièle Robert a autoproclamé les rimes ‒ avec les rimes de deux Guido, Cavalcanti et Orlandi, vous verrez vers quel néant peut conduire le désir irresponsable de « jouer sur une seule rime », surtout quand ce « jeu » n’est pas exigé, mais est plutôt interdit, par l’original. Elle a rêvé de vous enchanter avec ce jeu virtuose « sur une seule rime » ‒ comme sur une seule corde ‒ mais elle a créé un fragment déplaisant du vers libre !  Une fois de plus Danièle Robert a donné la preuve qu’elle est la plus maladroite ‒ pour ne pas employer un mot plus dur ‒ de tous ceux qui ont jamais essayé de rimer dans la langue française ! Et avec cette maladresse vont toutes les autres* !

* Les exemples sont nombreux, et dans sa traduction de l’Enfer et du Purgatoire ‒ sans doute ce sera la même chose pour le Paradis ‒ et dans les RIME de Cavalcanti, auxquels je consacrerai bientôt tout un article.

Mais ce fait n’a pas empêché son éditeur des RIME de Cavalcanti de mettre, en haut sur la couverture, horizontalement, son nom dans la prolongation du nom du seul auteur, un cas unique, et qui sans doute restera unique, dans les chroniques de la Traduction. Traducteur devenu coauteur à huit siècles de distance* ! Baudelaire et Mallarmé ‒ qui ont tant peiné, l’un pour sa prose, l’autre pour sa poésie ‒ n’ont jamais pensé à s’identifier d’une manière semblable avec leur Poe ! 

* Si l’éditeur voulait à tout prix rendre hommage à son traducteur, en le plaçant au même niveau que son grand auteur, il pouvait entre le poète et sa traductrice mettre l’habituel Traduit par, ou plus simplement par, mais surtout pas les identifier: GUIDO CAVALCANTI / DANIÈLE ROBERT. Il ne devait pas le faire même s’il croyait que cette traduction était géniale ‒ vu qu’elle a eu l’aide du CNL ‒ et même si elle était vraiment telle ! Malheureusement, cette traduction n’est pas géniale mais bien problématique, de tous les côtés ! C’est définitivement un anti-Cavalcanti ! 

Ici se termine le diptyque Horizontalement Verticalement, comme dirait Offenbach !

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