32. NÉOLOGISME, NÉOLOGISME, QUE NOUS VEUX-TU ?

Kolja Mićević

La traduction gauchie de La divine comédie
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016-2020)

NÉOLOGISME, NÉOLOGISME,
QUE NOUS VEUX-TU ?

Depuis la récente sortie de la troisième « partie » ‒ comme elle appelle obstinément chacun des trois cantiques  de La Comédie ‒  le Paradis par Danièle Robert, avant même l’entrée du livre traduit dans les librairies parisiennes et autres, les louanges commencèrent à pleuvoir*.           

* Traduction « magnifique » (Romain de Becdelièvre), « la traduction de Danièle Robert renvoie celle de Jacqueline Risset dans les ténèbres de l’oubli » (François Xavier) « Danièle Robert clôt magnifiquement… », « on va dévorer l’Enfer » (une journaliste lectrice enthousiaste), comme si tous ont eu l’occasion de lire le texte traduit lorsqu’il était encore en état du manuscrit, pour en avoir une si claire et définitive opinion ! Puis, à un peu plus d’un mètre de distance, la conclusion valable pour tous les trois volumes, « la traduction merveilleuse » (Yannick Haenel). Il y en aura encore. Et pourtant il s’agit d’une « débâcle traductoire totale » de La Comédie. (voir et lire mes 31 textes déjà publiés sur ces pages de mon éditeur).

Dans tout cela, un point positif. On n’a jamais parlé en France ‒ si on excepte le texte de Philippe Sollers écrit vers 1985, après la parution de la traduction de La Divine Comédie par Jacqueline Risset ‒ des néologismes dantesques autant qu’à propos de ceux « francisés » par Danièle Robert. C’est un sujet vraiment techniquement concret et intéressant (et comique dans le meilleur sens du mot) qui mérite toute attention.

            Il y a au moins, comme toujours chez Dante, trois groupes ‒ et même un quatrième, transcendantal ‒ de ces jeux de la langue, dont je donne quelques exemples, en soulignant que, dans une autre langue ‒  s e r b e, par exemple, dans laquelle j’ai aussi traduit La Comédie d’un bout à l’autre ‒ le problème des néologismes n’est pas identique, c’était merveilleux de voir comment un néologisme dantesque, facile en français,  i m p a r a d i s a  par exemple, devenait presque impossible en serbe, et vice-versa (puisque j’ai d’abord traduit Dante en français,1997, et puis en serbe, 2002) :

‒ Ceux qu’il ne faut pas traduire du tout ni à tout prix, pour ne pas créer, inévitablement, des «n’importe comment» dans la langue française (s’i n d i a);
‒ Ceux qui se traduisent facilement, presque d’eux-mêmes, sans attenter à la langue française (s’i n f i o r a ; s’e t e r n a);
‒ Ceux qui se traduisent plus difficilement (s’i n s e m p r a, s’i n d o v a) ;
‒ Ceux, en effet Celui-ci, royal (t r a s u m a n a r) dont il sera question un peu plus tard dans ce texte.  

Danièle Robert, dont les journalistes parlent si euphoriquement, surtout à propos des néologismes, s’est plutôt très mal débrouillée avec cette matière.

D’i Serafin colui che più s’i n d i a 

Paradis, IV, 28. Robert a évité de faire un « n’importe comment » dans la langue française, elle n’a pas francisé ce  s’i n d i a, mais en revanche elle a fait un vers non traduit mais « raconté », mal et lourdement ‒ quoique toujours avec les onze syllabes, preuve que le rythme ne dépend pas de leur nombre mais de leur disposition dans le vers ‒ comme elle fait souvent :

     Des Séraphins le plus en Dieu qui soit,
et Moïse. Samuel, et les deux Jean,
à ton choix, ou même Marie, crois-moi.

(Traductrice voulait dire : Celui des Séraphins qui est le plus en Dieu ; et toujours ces mêmes faiblesses : un et de trop devant Moïse ; un crois-moi final et banal ajouté, dans l’esprit de ses n’est-ce pas ou faible parler ou je te conseille  qui, en plus, rime inutilement avec à ton choix ; Marie est « poussée » à l’intérieur du vers, tandis qu’elle  d o i t  être à la place de la rime si l’on suit le système versificatoire de Dante).

Il est vrai que la plupart des traducteurs français se sont assez peu « glorifiés » en traduisant ce vers. Mais elle aurait pu « piquer » la presque idéale solution à Marc Scialom, dans laquelle le seul défaut est qu’elle ne se trouve pas à la fin du vers ‒ position canonique quand il s’agit des néologismes* chez Dante, condition sine qua non même pour ceux qui traduisent sans rimer ‒ mais au début du vers suivant.

* Avec au moins une exception, dans le vers 3 du chant XXVIII du Paradis : Quella che ’mparadisa la mia mente. Peut-être par cette position « intérieure » du néologisme Dante veut nous dire que ce n’est pas lui qui l’a inventé, qu’il existait déjà et qu’il l’ait « cueilli » quelque part au passage ! Quant au « transumanar », par lequel le vers 70 du chant I du Paradis ne se termine mais commence, je dirais que Dante montrait parfois ‒ surtout aux moments très importants de La Comédie, comme celui où il a créé l’acrostiche difficilement perceptible par lequel  t o u t  commence ‒ qu’il n’était pas l’esclave de ses propres préjugés. D’ailleurs, le  t r a s u m a n a r  est inrimable.

Elle a déjà fait ce genre de « collages » avec les solutions d’autres traducteurs, dont j’ai parlé dans les textes précédents, mais avec une note elle pouvait se libérer de toute accusation d’avoir plagié, ainsi :

                                   Des Séraphins celui qui le plus s’e n d i v i n e.

Si j’avais connu cette solution de Marc Scialom au moment où je traduisais ce vers, je l’aurais prise. Dans ma traduction j’ai fait un enjambement, et maintenant je vois comment j’ai pu l’éviter (!) :

                                   Des Séraphins qui le plus font partie
                                        de Dieu, Moïse, Samuel et des Jean
                                        lequel tu veux, dis-je, même Marie.

M’insegnavate come l’uom s’e t e r n a 

Enfer, XV, 85. C’est un néologisme qui s’ « offre » au traducteur français, et il ne faut pas l’éviter par une glose, comme « se rend éternel » , « on gagne l’éternité », ou « conquérir l’éternité », etc. Voici la traduction de Robert :

                                   Vous m’enseigniez comment  ê t r e  é t e r n e l.

Il manque « l’uom » dans cette traduction, sinon le sens du vers tourne mal. En plus, il ne s’agit pas « d’être éternel », mais de « d e v e n i r  éternel », le processus de tout perfectionnement jamais achevé, non le but final. André Doderet, un très délicat traducteur de La Comédie, et Marc Scialom, ont trouvé « s’immortalise », moi j’ai osé cette interprétation « directe » que quelqu’un appellerait « ennuyeuse » :

                                   M’appreniez comme l’homme s’é t e r n i s e.

Peut-être si j’étais Français, je n’oserais pas cette « formule », comme tant d’autres d’ailleurs. Mais heureusement, sans être Français, je me contente d’être français.  

L’imago di cerchio e come vi  s’ i n d o v a. 

C’est le dernier et, pour moi ‒ à chacun le sien ‒ le plus beau néologisme dans toute La Comédie ! Jacqueline Risset, qui n’a pas tellement « travaillé » dans ce sens, a trouvé ici une solution géniale :

L’image du cercle, comment elle s’y  n o u e.

C’est courageux, c’est « Dante en français », et tous ceux qui parlent ou parleront des néologismes, Danièle Robert la première, devraient rendre hommage à cette trouvaille unique de Jacqueline Risset. J’ai « prolongé » d’une certaine manière, ce « noue » ‒ où il y a un « nous » aussi ‒ pour obtenir une triple rime dans le goût de mes Grands Rhétoriqueurs :

À mesurer le cercle et veux trouver le
….
Tel j’étais devant cette vue nouvelle

L’image du cercle et comment s’y noue-t-elle.

Si l’esprit ironique et qui blasé s’ennuie me dit que « noue-t-elle » sent la « nutella », je lui répondrai ‒ comme ce « passant » à un trop-curieux dans un conte de Villiers de l’Île-Adam, qui se passe dans le salon de Nina de Vilar ‒ que je rime parfois non pour l’odorat, la vue ou l’oreille, mais pour le goût, the taste, aussi.

            La traduction de Danièle Robert de cet « indova » est faite dans le goût de ces Français qui, quand ils, plutôt elles, veulent se défendre devant quelque chose qu’ils ne comprennent pas, paradoxalement disent : « Je suis cartésienne ! » ‒ c’est-à-dire platement, c’est-à-dire en  u n e  dimension :

                                   Cette image au cercle et s’y  i n t é g r e r.

(Le premier degré de signification est là, mais pas les autres). Cette absence du vrai cartésianisme dans les traductions françaises de La Comédie ‒ il suffit de lire trois premières pages de La Méthode pour comprendre ce que je dis ‒ m’a obligé de répondre à ce « je suis cartésien/ne » par « je suis descartien », c’est-à-dire sinueux, en trois dimensions.

Se non colà dove gioir s’i n s e m p r a. 

Paradis, X, 148. J’ai dit plus haut qu’il y a certains néologismes qu’il ne faut pas franciser à tout prix. Peut-être c’est celui-ci dont Danièle Robert a réussi de faire une des plus laides expressions possibles ! C’est vrai que dans sa note elle explique qu’elle s’inspire de la traduction de Philippe Sollers « en la modifiant légèrement » (ses fameux agencements). Il ne s’agit pas d’une traduction de Philippe Sollers, mais d’une proposition de la traduction, d’une variation sur le dernier vers du chant X du Paradis dans la traduction de Jacqueline Risset. Dans sa traduction :

Sinon là où la joie joue pour toujours

cette très belle allitération ‒ la joie joue pour toujours ‒ l’a presque obligée de ne pas chercher une solution pour le néologisme. Sans se rendre compte de cette réussite ‒ car cette allitération « traduisait » très fidèlement la joie constante dont il s’agit ‒ Philippe Sollers ‒ après avoir dit d’abord : 

« Là où joie s’éternise ? Sans doute mais s’ « éterniser » malheureusement a pris pour nous la couleur d’ennui* » ‒

* Mais il ne s’agissait point de s’é t e r n i s e r, puisque Dante avait déjà « réglé » cette question au chant XV de l’Enfer, avec s’e t e r n a ! Toujours ce problème de « penser » toute La Comédie en un seul instant ; c’est aussi difficile que de reconnaître le titre de chaque cantate de Bach, le numéro d’une sonate parmi les 555 de Scarlatti, ou une pièce choisie au hasard de Mozart. Quant à « la couleur d’ennui » de l’é t e r n i s e r, pensons à Laforgue qui, dans ce cas, eût dit : s’é t e r n u l i s e r !

a un peu mécaniquement insisté sur l’i n s e m p r a, en proposant courageusement sa traduction  s e  t o u j o u r i s e ! C’était, je pense, pour polémiquer, non pour imposer. Mais, Danièle Robert a décidé de prendre cette proposition, et, au lieu de la prendre telle quelle, elle ajoute ‒ et j’ai toujours dit qu’il est plus périlleux d’ajouter que d’enlever à Dante ‒ un préfixe, et crée un mot-épouvantail pour un  n o u v e a u lecteur qui ouvrirait par hasard la page 145 de sa traduction:

     Je vis ainsi la glorieuse roue
bouger, voix en répons qui s’harmonisent
dont la douceur est inconnue de nous
     sinon là-haut où jouir s’e n t o u j o u r i s e.

La rime s’harmonisent-s’entoujourise m’est totalement insupportable, et j’aimerais que Yannick Haenel m’explique plus amplement et simplement d’où viennent réellement de telles rimes, car il en a écrit* ‒ pour moi, il a balbutié en ce moment ‒ quelques lignes dans son texte sur Paradis par Danièle Robert.

* Il dit exactement : « Les rimes semblent renaître après un sommeil de plusieurs siècles. » Belle phrase qui n’a aucun sens quand il s’agit de la traduction de La Comédie en français par D. Robert. Je me demande comment ces rimes de sa traduction ‒ et le plus souvent ce ne sont pas des rimes du tout, sa traduction du Paradis se termine sans la rime finale : vouloir/étoiles, quelle signature ! ‒ pouvaient « renaître », se « réveiller » après plusieurs siècles de sommeil, si de telles rimes n’avaient jamais existé dans la poésie française, ni chez Chrétien de Troyes ‒ où elles sont plates, en distiques, sans aucun lien avec celles de Dante ‒ et mille fois moins chez Christine de Pisan (qui connaissait La Comédie et la recommandait dans ses lettres), Maurice Scève (que les contemporains avait surnommé « Dante lyonnais ») ou François Villon (dont la versification, pour ne parler que d’elle, est égale à celle de Dante)  auxquels il faut sans cesse penser en traduisant La Comédie.  J’ai déjà dit sur ces pages que Danièle Robert est le pire versificateur (car il n’y a pas beaucoup de versificatrices) qui ait jamais existé dans la poésie française. C’est très facile de prouver.   

Si j’avais l’intention de franciser l’i n s e m p r a  dans ma traduction, j’aurais choisi les deux possibilités, s’e n t o u j o u r e  ou  s’e n t o u j o u r n e ‒ car la terminaison en « ise » est trop grinçante, et ressemblerait au « imparadise », ce qui est loin d’être le cas dans l’original ‒ mais il m’était impossible de les rimer à ma manière sans plus gravement qu’habituellement « blesser » le vers. J’ai fait cela :

Je vis donc une roue glorieuse haute
    bouger et tenir voix à voix en accord
     et en douceur qu’ailleurs on ne note,
Sinon là où la joie dure plus qu’encor.

Oui, j’ai lu le texte de Yannick Haenel sur Paradis dans la merveilleuse (c’est lui qui dit) traduction de Danièle Robert. C’est toujours bien de voir qu’on loue les bons et même les mauvais traducteurs, mais il n’a donné aucun exemple pour montrer en quoi et pourquoi sa traduction est « merveilleuse ». En terminant son texte non seulement trop long et toujours recommençant ‒ cela était dicté sans doute par les conditions du confinement ‒ Yannick Haenel cite le fragment d’un texte de Philippe Solers, toujours celui dans lequel il s’agit de la traduction de Jacqueline Risset, et nous sommes dans le quatrième degré des néologismes dantesques :

            … « Une orgie sans fin, qui semble n’avoir rien d’humain. Dante appelle cet état : t r a s u m a n a r. Il n’est pas question cependant d’ « outrepasser humain » (comme nous dit la traductrice Risset) et encore moins d’arriver à une quelconque surhumanité, mais bien de passer à travers lui, sans cesse et de nouveau pour vérifier à quel point il ne fait qu’un avec le divin. »

            Et Philippe Sollers propose le  t r a n s u m a n e r  pour la solution du vers 70 du chant I du Paradis :

Trasumanar significar  per verba
       non si porria ; però l’essemplo basti
       a cui esperienza grazia serba. 

À première vue, la traduction de Danièle Robert a l’air d’un fidèle mot-à-mot, quoique avec une forte inversion à l’intérieur des vers, et le non-sens produit par la francisation du per verba, un latinisme qu’elle aurait dû sauvegarder dans sa traduction ‒ si elle voulut tenir la promesse de « rendre enfin la structure voulue par l’Auteur » ‒ car en tant que latiniste elle sait très bien que  v e r b e  n’est pas suffisant pour remplacer l’expression-image  p e r  v e r b a :

      Transhumaner ne pourrait par le verbe
s’expliquer ; mais l’exemple suffira
à qui la Grâce l’expérience réserve.

Et elle accompagne son (sien ?) choix du mot  t r a n s h u m a n e r  avec une note dans laquelle nous dit avoir accepter « la leçon »  de Sollers et « sa proposition ».

Sa proposition ? Oui, parce qu’en 1985 il ne devait pas savoir que ce néologisme a été traduit et publié dans une édition samizdat du Paradis, par ce mot dont il est question ici ‒  t r a n s h u m a n e r ‒ mais en 2018-20 Danièle Robert  d e v a i t  savoir qu’un certain Père G. Zucchelli avait bel et bien publié en 1982 ‒ pour fêter les 800 ans de la naissance de saint François d’Assise ‒ son Paradis, en rimant mieux qu’elle, où ce vers est traduit ainsi :

Transhumaner ne pourrait pas par quelques mots
Se préciser ; aussi que l’exemple suffise
A qui par grâce en a reçu de Dieu le lot.     

Pour ne pas échapper à ma conviction principale « que contre-traduction est la seule vraie critique de celle que nous n’aimons pas », et puis « que les autres jugent », voici ma version de ce tercet  :

Le transhumain exprimer per verba*
      ne se peut ; que l’exemple suffise
     à qui la grâce cet exploit réservera.

* Ce latinisme (inévitablement) « rimé » est aussi important dans ce vers,  que le néologisme du début. Par lui, Dante « hausse le ton » de son discours et attire l’attention de son lecteur sur le « trasumanar », impossible à décrire même en latin. Mais, quoique latiniste déclarée, Robert ne « défend » pas ce latinisme tout simplement car elle ne sait pas trouver la rime, et, fuyant le problème, simplifie : p e r  v e r b a  latin devient le  v e r b e  plat français. Ce vers est, comme celui du chant I de l’Enfer, Miserere di me, un merveilleux exemple du bilinguisme minimaliste de Dante. L’effacer ou l’ « aplatir », comme fait souvent Robert dans ces cas, c’est éteindre etna D.

Triple malentendu : Sollers propose, Robert accepte, et Haenel dans sa lettre écrite pendant la claustrion ‒ mot très dantesque ‒ rend publique cette histoire d’un si capital néologisme et, sans vouloir faire nul mal à nul contamine pas peu de gens, lecteurs de son essai toujours recommençant. Car ni lui, évidemment, n’était pas au courant de cette presque clandestine édition du Père Zucchelli. Le plus urgent, et honnête, serait que Haenel fasse un Erratum en forme de Post-scriptum à son essai-ruissel, car pendant ce temps la pandémie  t r a n s h u m a n a n t e  se propage, et les mots ailés ne vont toujours qu’au vide. Je compte sur le 23 septembre, date importante. Il faut enfin rendre hommage au véritable inventeur d’un si significatif néologisme, et je jure que je n’ai pas inventé Père Zucchelli, et qu’il n’est pas ‒ moi ! On peut le trouver ‒ ou éventuellement commander  s o n Paradis ‒ au 26, Chemin de Lierre, 06130, Grasse. Par grâce, et je signe, moi : Ver bas !

[à suivre]