17. Des vers plus beaux, uniques et un exceptionnel (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

DES VERS BEAUX ET PLUS BEAUX,
UNIQUES ET UN EXCEPTIONNEL (II)

 

Dans le texte précédent j’ai montré comment et combien Danièle Robert est incapable de remarquer des liens qui existent parfois ‒ quand Dante le décide ainsi ‒ entre les vers très ‒ et pour elle désespérément ‒ éloignés entre eux, comme c’est le cas, par exemple, avec les vers 45 du XV de l’Enfer et 87 du chant XVIII du Purgatoire :

 tenea com’ uom che reverente vada ;
 stava com’om che sonnolento vana.

Si ce merveilleux distique ‒ presque mystique si on observe de plus près ces deux vers ainsi rapprochés ici sans doute pour la première fois ‒ n’était qu’un accident-incident dans La Comédie…, mais ce n’est pas le cas ! On en trouve partout, jamais les mêmes ‒ car Dante ne se répète jamais, même quand il se répète (comprend qui peut !) ‒ comme c’est l’étonnant adverbe et plus qu’adverbe,  d i f f e r e n t e m e n t e,  que je garde pour la fin de ce texte.

     Tout cela est invisible pour Danièle Robert ! Invisible, c’est évident, car elle n’en parle ni dans ses notes, ni dans ses interviews, et encore moins rend visible cet aspect invisible dans sa traduction ! Après l’avoir attentivement lue et entendue, je peux conclure que pour elle la fameuse « structure voulue par l’auteur » se résume en deux faits plutôt extérieurs de La Comédie : le rythme de onze pieds et la tierce rime* ! Le reste ne compte pas… tout s’arrête après la première décimale, comme dirait Valéry.

* Quant à l’invention de cette féerie de Dante, Danièle Robert ne cesse pas de répéter qu’il la doit à la poésie provençale, ce qui est une erreur colossale, je n’ai pas d’autre mot pour exprimer l’étonnement devant une telle conclusion ! La terzarima est essentiellement liée à l’idée de onze pieds, et tout un qui a lu ‒ et traduit, comme moi, qui suis auteur d’une Anthologie dans laquelle se trouvent quarante des plus connus de ces poètes ‒ la poésie des Provençaux, sait très bien que les plus beaux canzos ne dépassent jamais le cadre de huit ou, au maximum, de dix syllabes ! Chez les troubadours tout est  p a i r, tandis que chez Dante tout est  i m p a i r*. Deux tonalités plus que différentes, majeure et mineure.

* Dante était tellement conscient de cette différence entre deux rythmes, que les huit vers en provençal prononcés par Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du  Purgatoire la respectent à merveille ! Et qu’en a fait Robert de cette  merveille ? Au lieu de garder le texte provençal lié par les rimes ‒ dire/cobrire ; escalina/afina ‒ au texte français, de même que c’est dans le toscan de Dante ‒ un effet rare de la poésie bilingue ‒ elle le traduit en français ‒ comme tout le chant ‒ et brise le collier !     

J’aimerais savoir où, quand, chez quel troubadour Danièle Robert avait vu même l’ombre, l’ombrion, d’une tierce-rime, c’est tout simplement n’importe quoi ce qu’elle dit ! Mais cela peut induire en graves erreurs celui qui, crédule, l’écoute…

Les huit vers en provençal du chant XXVI du Purgatoire représentent ce moment unique, comme l’est le distique  v a d a-v a n a  cité un peu plus haut, ou le vers par lequel commence le chant VII de l’Enfer que Danièle Robert a défiguré en remplaçant  l’a l e p p e  par l’incroyable  a h i ! On peut conclure que, dans sa traduction de La Comédie, elle anéantit systématiquement tout ce qui est beau, plus beau et unique ; les exemples abondent pratiquement sur chaque page de sa traduction ; et j’ajoute encore deux, caractéristiques :

           I. Que Dante est le maître de l’enjambement, c’est très connu. On pourrait faire une analyse assez approfondie de toute La Comédie en suivant ces jeux d’enjambement dont l’emploi contrepointe le rythme général du Poème et empêche et l’auteur et le lecteur de s’endormir ! Comme avec les rimes, Dante compose les enjambements faciles, presque imperceptibles, pour tout le monde, mais parfois très complexes et, donc, « unique ». Par exemple, le vers 34 du chant XIX du Purgatoire propose :

                            Io mossi li occhi, e ’l buon maestro : « Almen tre
                                 voci t’ho messe ! », dicea… ;

Cette rime enjambée, a l m e n  t r e, et la position du verbe  d i c e a  dans le second vers, l’écho  m o s s i – m e s s e, font de ce distique un vrai régal égal au plaisir que produit, et pour celui qui la joue et pour celui qui l’écoute, une invention à trois voix de Bach ! Tout est si clair et simple et en même temps si sinueux, jusqu’au vertige. Si je compare ce distique de Dante avec une triple invention de Bach, sa traduction par Danièle Robert est d’une telle platitude que l’image de quelqu’un qui, un fer à repasser en main, repasse un pantalon, s’impose irrésistiblement à mon esprit :

                            J’ouvris les yeux, mon bon maître disant :
                                 « Trois fois que je t’appelle ! »       

Je dois dire que c’est insupportable (jusqu’au ciel, ajouterait Leopold, le père de Mozart), ce repassage, cette normalisation du vers de Dante, comme si un censeur terriblement pédant ‒ celui qui aime dire « ce n’est pas du français » ‒ veillait sur elle lorsqu’elle traduisait ces vers polyphoniques, en l’obligeant de mettre le  d i c e a  à la fin du premier vers sans se rendre compte qu’elle créait ainsi un vers réellement pas très français : « mon bon maître disant » ! 

         Il semble que la traductrice, en traduisant cette scène où Virgile secoue Dante somnolent, était, elle aussi, assez endormie, car elle a laissé la rime de Dante ‒ ventre, ventre ‒ telle quelle, la trouvant convenable, mais par malheur n’a pas pu continuer et, sans les yeux ouvrir, elle a produit une terzarime qui ne l’est pas,  palinodique (celle qui se contredit elle-même) :

                            ventre – disant – là-dedans !

Je me demande si un traducteur qui fait de telles coquilles a le droit de se moquer d’un autre traducteur (comme Danièle Robert s’est moquée de moi sur la page 17 de sa préface : Il est enfin difficile de ne pas sourire…, dit-elle) , qui a eu le courage de créer ‒ les yeux ouverts et en pleine conscience ‒ une paire des rimes qui conclut le chant XXVIII de l’Enfer avec Bertrand de Born :

                               son cerveau – s’observe, ô.

Pour sortir de cet impasse  v e n t r e-c e r v e a u, je propose ‒ restant fidèle à ma conviction que, pour critiquer l’autre, il faut donner sa traduction-antidote ‒ cette solution pour l’enjambement dont il était question ici :

                            J’ouvris les yeux et mon duc : « Au moins trois
                                 fois je t’appelai ! », dit… 

Le « dit » est sauvé et rendu à sa place première, l’enjambement et la rime aussi ; et mon vers est de même longueur que celui de Dante, puisque parfois moi aussi je compte, dans un vers caractéristiquement long ou court, le nombre de caractères (sur mes doigts) et le nombre des syllabes (mentalement, dans mon cerveau).

           II. Dans le chant XXII de l’Enfer Dante joue avec les noms-surnoms des diables ‒ dont celui d’Alichino est spécialement bien inventé (A l i d’Alighieri et  C h i n o  de Cino de Pistoia, Les ailes du cygne !) ‒ qui sont au nombre de 10, et ce jeu culmine avec le nom de leur chef Barbariccia, le 11-ème, pour que le rythme de La Comédie soit souligné :

                            Ma come s’appressava Barbariccia.

Voilà un vers vraiment unique, puisque le nom du diable ‒ qui nullement par hasard a onze, 11, lettres ‒ permet à Dante de faire une trinité des rimes les plus calambouresques ‒ j’ai failli dire : calembourrasques ‒ dans La Comédie, au bon moment et au bon endroit:

                                               Barbariccia
                                               n’accapriccia
                                               altra spiccia.

L’exemple vraiment unique qui montre que Dante ne rimait pas seulement, mais r i m a g i n a i t, c’est-à-dire laissait les images-métaphores se développer l’une de l’autre avec une précision onirique. Cette façon d’obtenir des rimes autrement inconcevables, me fait penser au vers 10 du chant XXIII de l’Enfer ‒ d’ailleurs très shakespearien (voir le monologue en prison, Richard II) ‒ 

                       E come l’un pensier de l’altro scoppia…

Tant pis pour ceux qui traduisent Dante en vers libre ou méchante prose ; mais ceux qui décident de reproduire la terza-rime de l’original, et en plus se vantent ‒ comme le fait Danièle Robert dans sa préface ‒ d’être les pionniers en cela en France, ceux-ci doivent faire tout pour sauver le plus possible de ce jeu en commençant par fixer le nom du diable Barbariccia ‒ avant même de commencer à traduire ces deux tercets ‒ à la fin du premier vers ! Car c’est aussi « la structure voulue par l’auteur » qui l’exige.

Mais que fait de tout ça Madame Robert ? Elle adapte très mal le nom du diable, et  B a r b a r i c c i a  devient  B a r b a p o u x ‒ ce qui est outrageant pour le chef des diables ‒ mais beaucoup plus grave est qu’elle le « pousse » à l’intérieur du vers ‒ un autre outrage ! ‒ et obtient ce rien du tout :

                   Mais sitôt que Barbepoux s’approchait

et, ainsi continuant, accouche d’une triple rime qui, en effet, une fois de plus, ne l’est pas :

                                      s’approchait
                                      frissonner
                                      sauter.

Jamais la versification française, même celle des plus mauvais poètes ‒ qui sont plus nombreux que les bons ‒ n’avait reçu de tels coups qui résonnent creux régulièrement depuis le début de sa traduction de l’Enfer jusqu’à la fin du Purgatoire et il ne faut pas être perspicace pour savoir que le Paradis ne pourra rien réparer, améliorer.

         Au contraire, quand je pense à ce troisième cantique, je vois tous les beaux vers que Danièle Robert anéantira aussi systématiquement que ceux des cantiques précédents ! En faisant un peu de

CRITIQUE ANTICIPATIVE

 de sa traduction du Paradis, je la préviens que ‒ parmi tant d’autres obstacles qui l’attendent ‒ dans le vers 16 du chant XXIV, elle aura à résoudre la Grande Dissonance ‒ le comble de l’art dantesque, mais pourtant inexpliquablement négligée par tous les commentateurs et les traducteurs français, Marc Scialom excepté ‒ représentée par le mot de quinze, 15, lettres ‒ d i f f e r e n t e m e n t e ‒ et coupé en deux parties asymétriques entre les vers 16 et 17, ainsi :

                            Cosi quelle carole, differente-
                                  mente danzando…

Pour lui faciliter ‒ ou rendre plus ardue ? je ne sais pas ‒ la tâche, je lui dis que Dante introduit dans son texte ce mot, mais sans coupure, déjà dans le chant IV du Paradis                           

                            e differentemente han dolce vita, 

sans doute pour prévenir son lecteur de ne pas s’étonner de cette Coupure* Révolutionnaire dans le chant XXIV, ou d’empêcher quelqu’un de dire qu’il a coupé un mot qui semblait trop long ! En effet, un commentateur l’a dit, mais j’ai oublié son nom !

         * Ce mot et le geste de le couper de Dante est pour moi un manifeste  poétique plus important que les deux (manifestes) de Surréalisme ensemble. Dante est un sûrréaliste.