9. Une phrase de Dante mal interprétée.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

UNE PHRASE DE DANTE MAL INTERPRÉTÉE

 

Certains traducteurs français, dans les préfaces pour leurs traductions de La Comédie, citent une phrase de Dante ‒ prise dans son traité philosophique autant qu’autobiographique, Le Banquet (Il Convivio) ‒ toujours différemment traduite, mais toujours dans le même but de montrer ‒ et de s’en servir comme une excuse, ou un alibi ‒ l’impossibilité de traduire la poésie ‒ plus concrètement La Comédie ‒ si on décide de respecter le rythme et la versification de l’original, sans perdre beaucoup trop de sens, etc.                       

                        E poi sappia ciascuno che nulla cosa
                                   per legame musaïco harmonizata si può
                                               de la sua loquela transmutare sanza
                                                           rompere tutta la dolcezza e harmonia.   

Le dernier de ces traducteurs qui citent cette phrase énigmatique de Dante, Danièle Robert, « améliore » les traductions précédentes ‒ André Pézard, Philippe Guiberteau, Jacqueline Risset, Lucienne Portier ‒ en préférant, à tort, « entrelacs » au « lien », juste pour intervenir pour intervenir, et tout de suite donne un commentaire qui montre que, elle aussi, n’a pas compris ‒ traditionnellement ! ‒ le vrai sens de la pensée de Dante ! Elle conclut :

      « Mais penser qu’il ‒ il, c’est ainsi qu’elle nomme Dante, KM ‒ condamne, par ces lignes, toute entreprise de traduction serait erroné… »

     Mais, oui, Il condamne « par ces lignes toute entreprise de traduction »… d’un texte accompagné de musique ! On voit qu’elle n’avait pas lu tous les paragraphes du chapitre VII ‒ peut-être trop ennuyeux pour elle ‒ qui précèdent le 14e, et surtout celui qui vient tout de suite après ‒ le 15! ‒ et qui est le vrai et le seul commentaire valable de cette phrase. Car dans ce paragraphe Dante s’explique très clairement :

     « C’est pourquoi Homère n’a pas été traduit du grec en latin, comme les autres écrits que nous avons des Grecs… Et c’est pourquoi les vers du Psautier sont sans douceur musicale et sans harmonie… »

     Il est clair que Dante savait que les poèmes homériques étaient chantés par les aèdes ‒ et que Homère, leur auteur, a été un ‒ et il dit la même chose à propos des Psaumes dont « la douceur musicale » s’est dégradée pendant la traduction des textes de l’hébreux en grec et du grec en latin ! Intuitivement, ou grâce à une information dont nous ignorons tout, Dante savait que les textes des psaumes hébraïques étaient écrits en même temps que la musique notée sur la même page par des signes difficilement ou pas du tout déchiffrables, le fait définitivement prouvé par Suzanne Haïk-Vantoura, 1912-2000, compositrice, organiste et musicologue française, qui a passé plus de la moitié de sa vie à comprendre et résoudre ce mystère.

     Si Dante dans ce passage ne dit rien sur les troubadours, qui étaient tous poètes et musiciens ‒ et dont l’art est aussi intraduisible sans grandes pertes dans la douceur et l’harmonie ‒ c’est qu’il ne voulait pas mélanger « le sacré » et « le profane» ; mais il est possible qu’il ait renoncé à l’idée d’écrire La Comédie en langue des troubadours exactement à cause de cette condition musicale ‒ ce « legame musaïco » ‒ en réalisant ainsi, presque tout un millénaire avant Mallarmé, cette « révolution » qui consistait en effort de séparer les deux sœurs, poésie et musique, pour une simple raison : la bonne poésie n’a pas besoin d’être accompagnée par la musique*.

* Tandis que pour Mallarmé il s’agissait de « rendre à la poésie ce que la musique lui a ôté » (je cite par cœur).

Car si les canzone et même les sonnets de Dante étaient chantées par les chanteurs ses amis ‒ tel Pietro Casella ‒ La Comédie n’était prévue ni  pour être chantée, ni accompagnée par aucun instrument (même celui fait dans l’atelier du signor Bellacqua !). C’est une œuvre purement rhétorique ‒ peut-être il faudrait dire l’œuvre d’un Grand Rhétoriqueur ‒ où les procédés très inattendus, parfois au bord du calembour, étaient permis ‒ che che’ che son nel mio bel…, Enfer, XIX, 17 ‒ dont le plus souvent les dantologues ne parlent pas, ni les traducteurs ne traduisent.

            Ces traitements de la langue sont déjà remarquables même dans certains sonnets de la Vita nova, et dans d’autres poèmes de la période stilnoviste, c’est-à-dire avant 1302 et l’exil. La Comédie en est pleine, car ce poème ‒ dans lequel Dante explique l’essence de ce dolce stil novo, questionné par un des pécheurs, Purgatoire, XXIV, 52-54 ‒ est loin d’être le modèle d’une telle esthétique, car elle est plus que cela : l’histoire au futur de la poésie européenne depuis Dante à nos jours.

            Mais Dante n’était pas le seul qui jouissait dans la naissance de cette nouvelle langue (italienne) depuis que Guido Guinizzelli, son père dans les choses de la poésie ‒ il padre / moi e de li altri, Purgatroire, XXVI, 97-98 ‒ avait écrit toute une série de beaux sonnets, en montrant et ouvrant la vraie voie. Prenons comme exemple le sonnet de Gianni Alfani qui se trouve sur la page 148 du recueil RIME de Guido Cavalcanti / Danièle Robert.

            Ce sonnet ‒ qui n’est pas typiquement stilnoviste, mais plutôt un poème très réussi de circonstance ‒ montre, réduit en deux mots seulement ‒ dont un ne se trouve pas dans le texte, un cas exceptionnel ! ‒ Comment ces poètes concevaient l’écriture et la raison d’être de la poésie dans la société*. Le sonnet est adressé à Guido Cavalcanti et fait penser au sonnet-invitation au voyage de Dante qui commence par le même nom, mais non dans la traduction de Danièle Robert !

* Par les quatre rimes a ‒ altr’ieri ; trafieri ; tu ieri ; Gualtieri ‒ ce sonnet fait penser, au moins à moi, au troisième des trois sonnets que Forèse Donati avait échangés avec Dante Alighieri dans la fameuse et violente Tenson. D’où nous pouvons supposer que ces sonnets épistolaires et de circonstances circulaient librement et leurs auteurs s’inspiraient mutuellement. Par exemple, le très fameux sonnet de Dante pour Guido Cavalcanti ‒ que Danièle Robert traduira un jour, espérons, plus correctement ‒ commence aussi par son prénom, Guido, comme le sonnet d’Alfani ! En tout cas, la plupart de ses sonnets sont écrits en même temps, dans le dernier lustre du XIIIe s. en pas encore maudite Florence.

Je ne citerai ni l’original d’Alfani, ni la traduction de Danièle Robert,‒ extrêmement plate et piètre ‒ pour mieux faire sentir au lecteur cet effet unique que le poète avait réalisé en liant son nom Alfani ‒ qu’il ne met pas dans le sonnet, pour ainsi dire, mais seulement son prénom, déjà dans le premier vers :

Guido, quel Gianni… ‒  

avec le dernier mot du dernier vers du sonnet : 

che gli trarresti di briga e d’afanno.

Le poète a magnifiquement ‒ comme il sied à une lettre en vers ‒ signé son sonnet : di briga (ce qui en serbe et en croate signifie : souci !) e d’afanno !

     Il faut souligner la délicatesse de cette invention  a l f a n i ‒ a f a n n o. Parce que le bon poète Alfani a évité le piège de mettre  a f a n n o  au pluriel ‒ a f a n n i ‒ où le « legame musaico » alfani-afanni serait tout de suite visible et détruirait la trouvaille, soulèverait le voile, Enfer, IX, 61-63 ! Il a seulement, dans la meilleure tradition de Mallarmé, suggéré son nom en laissant à son lecteur ou traducteur* la possibilité de faire le dernier coup, resolutio : afanno=afanni=alfani! C’est dans ce genre de combinaisons ‒ d’entrelacs ! ‒ surtout dans La Comédie qu’il faut reconnaitre ce nouveau nouveau style ‒ qu’il faut appeler par son vrai nom s t y l u s  f a n t a s t i c u s ‒  sur lequel est fondée cette cathédrale : non le  d o u x  c h a n t  mais assez rigoureux  r i c e r c a r e,  non  p o l y p h o n i e ‒ qui souvent trahit les paroles ‒ mais  c o n t r e p o i n t  syllabique non loin de la  f u g u e  instrumentale bachienne (Paradis, XXVII, 1-2) :

 « Al Padre, al Figlio, a lo Spirito Santo »,
     cominciò, «gloria», tutto il paradiso…

* Je ne crois pas qu’Alfani, et tous ces poètes autour de Cavalcanti, pensaient à être traduits en quelconque autre langue ! Je dirais la même chose pour Dante ; en écrivant La Comédie il songeait ‒ à condition de la terminer ou de ne pas être tué avant de la terminer ‒ peut-être à quelques lecteurs en France, en Angleterre…, ou ailleurs en Europe, qui la liraient en son toscan ; mais, dans la plus grande voyance, Dante n’a pas pu imaginer la bibliothèque dans laquelle, au début du troisième millénaire, se trouveraient des centaines de traductions de son Poème dans presque toutes les langues du monde ! C’est pourquoi Dante n’a rien dit sur la traduction des œuvres sans « legamo musaico », il n’a rien permis dans ce sens, ni surtout rien condamnait ‒ comme lui impute D. Robert ‒ car il ne savait pas ce que nous savons maintenant.   

Comment Danièle Robert avait traduit ce dernier vers  du sonnet de Gianni Alfani? Car non seulement elle n’a pas remarqué ce « legame musaico », ni trouvé une digne solution, mais  a réduit b r i g a  et  a f a n n o  en image, comme je disais plus haut pour tout le sonnet, plate et piètre, quelque chose comme « tutti quanti » :

que tu les tirerais de tout ennui.

Le « tout ennui » pour «di briga e d’afanno », c’est du kitch, digne d’un album des vers d’un amateur dilettante, une simplification d’images dont la fréquence dans ses traductions de Cavalcanti et de Dante est inquiétante. J’ai essayé de trouver au moins une solution pour alfani-afanno :

que tu les tirerais de tout mal et affaire.

J’ai été peut-être sensibilisé de remarquer ce  l i e n  entre le nom du poète et le mot final du sonnet ‒ et même d’imaginer  a f a n n o  au pluriel :  a f a n n i ‒ grâce à l’écoute fréquente du K. 469 de Mozart, A te, fra tanti afanni ! Car nous qui traduisons des langues que nous ne parlons pas ‒ je serais incapable de commander correctement un capuccino dans un café italien ‒ nous avons notre propre manière de voir dans les textes des choses que les autres ne voient (Noi veggiam, come quei c’ha mala luce / le cose, che no son lontano, Enfer, X, 100). Comment sinon aurais-je découvert le premier acrostiche de La Comédie, celui par lequel commence l’Enfer, et qui pendant des siècles dormait devant les yeux de tant de doctes commentateurs ! Le don de voir les choses qui ne sont pas loin !