16. Des vers plus beaux, uniques et un exceptionnel (I).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

DES VERS BEAUX ET PLUS BEAUX,
UNIQUES ET UN EXCEPTIONNEL (I)

 

Tous les 14 233 vers qui composent La Comédie de Dante sont « beaux » ; c’est tellement vrai qu’il est presque superflu ‒ quand on еn extrait un vers pour attirer l’attention du lecteur ou l’auditeur ‒ de l’accompagner par cette épithète ; par contre, il y a chez Dante des vers qui sont « plus beaux », si on les compare entre eux, comme par exemple le vers 87 du chant XVIII du Purgatoire :

Stava  com’om che sonnolento vana.

Pourquoi je dis que ce vers est « plus beau » et par rapport à quel autre vers ; certainement pas par rapport à un vers quelconque d’un autre poète quelconque ‒ par exemple Pétrarque qui est plein de beaux vers verbaux ‒ puisque Dante est tout simplement incomparable autrement qu’avec Lui-même ! Je pense au vers 45 du chant XV de l’Enfer :

tenea com’ uom che reverente vada.

Quand on les écrit ainsi, et on les observe l’un au-dessous de l’autre ‒ mais en les lisant chronologiquement, d’abord celui de l’Enfer et puis du Purgatoire, ce qui est important pour comprendre cette comparaison ‒ on ne peut ne pas remarquer que ces deux vers font un accord parfait que, dans la musique polyphonique, on appellerait le contrepoint horizontal qu’on pourrait aussi présenter verticalement :

tenea
stava
com’ uom che
com’ om che
reverente
sonnolento
vada
vana.

C’est déjà un étonnant fragment d’une partition qui, pour être exécutée, demande au moins deux voix et je pense tout de suite à la cantate de Bach BWV 78, Jesu der du meine Seele, un duo pour le soprano et l’alto ; chaque ligne mélodique a exactement le même nombre non seulement de syllabes, mais de lettres car Dante souvent comptait le nombre de caractères dans ses vers. Sinon comment expliquer le fait que dans le vers de l’Enfer il écrit « com’ uom » et dans celui du Purgatoire cette expression devient « com’ om » ? Caprice ou fatigue du scribe ! Non ! Dante remarque qu’il a une syllabe de plus dans   t e n e a   par rapport au   s t a v a   et pour établir l’équilibre rythmique et mélodique il « enlève » le u de  l’uom » de l’Enfer, après quoi les deux vers vont ensemble vers la fin de la séquence, la « petite dissonance » a en effet préparé une heureuse harmonie couronnée par ce lettrisme final :  v a d a – v a n a* !

* Dante fait bouger les lettres et remplace le D par un N ‒ dont le premier est son initiale, et l’autre celle de sa Comédie ‒ avec une précision mathématique ‒ onirique, du rêve ‒ en obtenant ainsi de   v a d a   un nouveau verbe,  v a n a,  un peu plus dur à traduire. Pézard, qui commente bien ce vers, y a échoué : … tout sommeilleux, qui rêve ; Risset encore plus : … qui somnole et divague. Etc. Il s’agit de transformer ‒ par ce trait minimaliste : D = N ‒ un verbe concret et terrestre : andare, aller, en un verbe,  v a n a r,  qui, dans le vers de Dante n’a plus rien d’un provincialisme, mais y est hissé à un haut niveau mental (psychologique) !

C’est pourquoi j’ai dit que ce vers est « plus beau » ; non parce que l’expression « stava com’om » est plus pure que celle de l’Enfer, « tenea com’uom » ‒ mais cela est normal (et le contraire n’est pas possible dans la technique du vers de Dante) puisque dans le Purgatoire la langue se purifie en même temps que les âmes ‒ mais surtout grâce à ce nouveau degré obtenu par cette intervention D = N ! Mais si je dis que le 87/XVIII du Purgatoire est « plus beau » que le 45/XV de l’Enfer, je ne dirais jamais que le 45/XV de l’Enfer est « moins beau » que le 87/XVIII du Purgatoire* ! Chez Dante il n’y a pas de « moins beau » !       

* Pourquoi ce genre de combinaisons ‒ plus discret mais non moins important que les autres effets (assonances, répétitions…)  ‒ n’a jamais été remarqué par les commentateurs et les traducteurs ? Quant à moi, longtemps avant de commencer la traduction de Dante, j’ai écrit et publié en 1984 un recueil de poèmes, Le pied du Rêve, dans lequel j’ai exactement examiné ces possibilités D=N ! Ma langue serbe est un peu plus phonétique que l’italien et ces transmutations sont encore plus nombreuses, je donne en exemple un poème dans lequel à la place des rimes se trouvent les mots de deux syllabes et quatre lettres ‒ comme c’est le cas chez Dante, vada-vana ‒ où la troisième lettre subit cette variation dès le début jusqu’à la fin, très facile à suivre :

RUŽA / LA ROSE

Naglo i s ruba
     svesti i leda
zasvetli ruka
     svečanog leša

a u njoj ruža
     pradavno lepa
sad crna rupa
     nesvesnih leta

kojoj se ruga
     okrećuć leđa
sveznana rulja
     nebesnih leća

ruža bez runa
     prizemnih leja
svetlosna ruda
     Sna, mesto leka.

Cette „fabrication“ vada-vana n’est pas un cas isolé dans La Comédie, ni dû au hasard ‒ même tel, il n’aurait pas moins d’importance ‒ car on rencontre d’autres exemples comme dans le chant VIII, 19, du Purgatoire :

Aguzza qui, lettor, ben li occhi al  v e r o,
     ché ’l  v e l o…

(Etc).

            Avant de terminer cette première partie du diptique consacré à ces jeux-joutes lettristes de Dante, je poserai la question: que reste-t-il de ces deux vers qui se terminent, l’un par vada, l’autre par vana, dans la traduction de Danièle Robert? La réponse est nette: rien! Comment pouvait-il en rester quelque chose si la traductrice n’a pas remarqué la ressemblence, et la dépendance, entre ces deux vers séparés de plus de 4 000 milles d’autres vers! Si on se souvient qu’au moment où elle terminait la traduction du dernier vers de l’Enfer, elle ne savait pas que chaque cantique de La Comédie se termine par le même mot,  s t e l l e ‒ sinon comment comprendre sa solution multiplement inexacte :

Et ce fut vers les étoiles la sortie ‒        

il est logique de conclure que, arrivée au vers 87/XVIII du Purgatoire, elle ne se rappellait point du vers 45/XV de l’Enfer! La petite ampoule de la mémoire ne s’est pas allumée! Quand on a ambition déclarée de „rendre (telle-quelle) la structure voulue par l’auteur“, il faut que notre  m e m e n t o  soit éveillé en chaque  m o m e n t o, sanza vanar! Et il est illusoire espérer que le maître hasard règlera les choses pour quelqu’un comme elle.

            Ainsi, Danièle Robert a détruit ce que détruire se pût! Elle a fait toutes les inversions possibles, la fin du vers 44 (capo chino) est devenu le début du vers 45, en „chassant“ de même coup le  t e n e a  du début du vers 45 à la fin du vers 44; dans sa prétendue traduction de „com’ uom“, c o m  est sauvé et  l’u o m   a disparu et l’expression est devenue son propre ennemie: elle traduit: je me tins „comme plein de respect“, c’est-à-dire sans respect!

            Dans sa soi-disant traduction du vers 87/XVIII du Purgatoire, Danièle Robert a réussi de créer un vers qui n’a rien du style de Dante, car le

stava com’om che sonnolento vana

chez elle est devenu:

j’étais comme divague un homme assoupi.

C’est ça, car tous les mots de Dante sont là, et ce n’est pas ça car ce vers traduit est  c o m m e  malade  étant (sic!) si cruellement divisé de son double, le 45/XV, de l’Enfer, sans lequel il n’a pas raison d’exister. (Francesca: Questi che mai da me sia diviso). C’est vrai, je n’ai jamais vu un vers aussi malade, intérieurement, comme celui-ci! Il a contracté cette maladie dans un tercet au-dessus de celui où il se trouve; car traduire le beau vers très précis:

Pietola più che villa mantouana

par cette description infectieuse (car ce n’était pas le moment de gloser-paraphraser) :

Pietola plus que tout bourg de Lombardie

ne peux se terminer que par une contagion totale; en plus, dans tout ce chaos sans aucun sens ni issue, Danièle Robert a „piqué“ le verbe divaguer à Jacqueline Risset, le petit vol qui aurait son explication, et lui servirait d’alibi, si ce  d i v a g u e r  était la seule et bonne solution pour le   v a n a   de Dante, ce qui n’est pas le cas! Mais Robert n’en avait pas assez de ce divaguer et pour donner l’impression qu’elle n’a rien volé à nul, traduit le verbe  v a n e g g i a r e ‒ trois vers seulement avant la fin de ce chant XVIII ‒ par le même  d i v a g u e r, comme si vanar et vaneggiare étaient les synonimes! Par cette double faute elle a importantement appauvri l’imaginaire de Dante, sans parler de „la structure voulue par l’auteur“, depuis longtemps partie aux éclats!

            En respectant ma règle de toujours proposer ma propre solution pour le fragment critiqué, je cite ces deux tercets qui se terminent comme ils se terminent, pas glorieusement, mais au moins ils sont différents de tous jusqu’ici traduits en France:

Et l’ombre noble pour qui on nomme
     Pietola bien plus que ville mantouane,
     avait de mon fardeau libéré la somme;
Donc ayant reçu, claire et bonne manne,
     la réponse qui me manquait beaucoup,
     j’étais comme un qui somnolent plane.

           (à suivre)