25. Un psaume un peu « jazzy ».

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

EN ATTENDANT LE PARADIS
DANS LA TRADUCTION DE DANIÈLE ROBERT,

UN PSAUME UN PEU JAZZY 

Les bilinguismes de Dante

                                       

Ils ne sont pas si nombreux dans La Comédie, parfois ils s’y trouvent en forme de miettes ‒ quia, quare, miserere, coram patre… ‒ parfois remplissent tout un vers, parfois une tercine entière, ou même huit vers, comme à la fin du chant XXVI du Purgatoire… Ils ne sont pas nombreux, mais sont « incrustés » dans le Poème, dès le  m i s e r e r e  du premier chant jusqu’au  v e l l e, deux vers seulement avant la fin de La Comédie. Ainsi le lecteur attentif peut avoir l’impression de leur présence plus grande qu’elle ne l’est en effet. C’est le résultat de cette technique contrapunctique et polyphonique de Dante, instrumentale et vocale, divine et comique, mais le terme  t e c h n i q u e (poétique) est un mot qui ne se rencontre pas dans les études les plus « approfondies » sur Dante, comme si les auteurs avaient une gêne à parler d’elle (je pense à la technique poétique de Dante) pour ne pas obscurcir l’image déjà obscure de ce poète en parlant des choses telles versification*, par exemple (comme si cela pourrait nuire à leur renommée).       

 

* Tellement diverse qu’elle représente une merveille en soi, une « science » pas comme les autres sciences. Donnez-moi le nom d’un « spécialiste » de Dante qui a parlé de cette dimension terzarimaire du Poème ! Oui, Jacqueline Risset avait parlé ‒ après avoir proclamé « toutes les traductions existantes… Dante anti-Dante, ou assez généralement a-dantesques » ‒ pour conclure « puisque la tierce rime produit des effets de symétrie répétitive et immobilisante » ! J’ai l’impression qu’elle parlait et visait Dante lui-même en lui reprochant d’avoir inventé et pratiqué une technique « aux effets de symétrie répétitive et immobilisante » ! Car au moment où elle écrivait ces réflexions en France n’existait aucune traduction de La Comédie en tierce rime. Ou un autre, Carlo Ossola qui dans son Introduction à la Divine Comédie n’a jamais écrit le mot « technique » ; mais il est prêt à vous raconter, comme sur la page 67, la triple construction de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, tout en passant de l’Enfer au Purgatoire, sans remarquer que Dante en ce moment fait bouger les frontières de la Versification, puisque le dernier vers du premier cantique et le premier vers du second créent une rime irrégulière ‒ voulue fortement par le Poète ‒ enfin un distique au beau milieu des tercines :

                        E quindi uscimmo a riveder le stelle
                        Per correr miglior acque alza le vele.

Quelqu’un qui nous parle de la triple construction des trois cantiques ‒ discours universitaire utile, mais…  ‒ devrait être sensible au fait que ces deux vers ‒ qui riment irrégulièrement ‒ sont en parfaite union : le premier compte 30, le second 31 caractères ! Vous pensez que c’est un hasard ? Pour comprendre combien cette progression 30-31 est calculée (pas aux doigts mais en cerveau, mentalement) , il suffit d’imaginer le contraire, 31-30. Dans la numérologie de Dante cela est impossible*.

* J’ai parlé de ce procédé de Dante dans le texte précédent, en comparant deux adjectifs « progressifs », sciocca-confusa, du chant XXXI de l’Enfer, vers 70 et 74, où Danièle Robert avait, une fois de plus, « brillé » avec sa cervelle de mouche ! On verra un peu plus bas une pareille « progression » que font un mot latin et deux mini-mots toscans.

Danièle Robert en face des bilinguismes de Dante 

Mais tout le problème de cette « technique » se pose autrement à celle ou celui qui a l’idée de traduire La Comédie en respectant la terzarima ! Vraiment, que faire avec les diversi lingue ‒ comme Dante les appelle au début du vers 25 du chant III de l’Enfer ‒ qu’on rencontre le long du Texte, le latin, le provençal, les dialectes, et surtout avec les langues inventées par Dante ?   

      J’insiste depuis toujours sur le fait que les trois premiers mots prononcés dans La Comédie, font un petit-énorme « accord bilingue », tout-à-fait dans le style pédagogique de Dante, qui ne veut pas « effrayer » son élève lecteur ! Il s’agit du vers du premier chant de l’Enfer :

« Miserere di me », gridai a lui…

ainsi « catastrophant » traduit par Danièle Robert

l’apostrophant je lui criai : « Pitié… »

Dans la solution de ce vers on voit toutes futures maladies traductoires de Danièle Robert. « l’apostrophant » pour « gridai », il faut du courage* de le dire, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi en feutrant le vers de syllabes absurdes pour à tout prix en avoir onze !

* Je pense ici à l’article louangeur de Michele Tortoricci qui a eu des tripes de l’intituler La beauté demande du courage, ou quelque chose comme ça, dans lequel il a louangé l’Enfer défait par D. Robert !

Mais, continuons d’observer. Ce qui est chez Dante au début du vers, mot-clé  m i s e r e r e, c’est chez elle à la fin, non en latin mais en français, et ainsi ce petit mais merveilleux nœud bilingue, qui annonce tant de choses, est détruit. Il est évident que Robert, en traduisant ce « miserere di me » (d’abord latin, puis toscan) ne savait que, plus loin, dans le Purgatoire et le Paradis, Dante reprend, mais sans se répéter, ce  m i s e r e r e. La  façon dont Dante traite ce terme composé de quatre notes, mi-se-re-re, donc non seulement théologique, mais aussi musical, peut servir comme titre pour une Introduction à la technique poétique de Dante. D’abord au début (Enfer, I, 65) puis au milieu (Purgatoire, V, 25) et enfin à la fin (Paradis, XXXII, 12),

Et cela fait aussi un joli dessin :

                        « Miserere di me », gridai a lui
                        cantando miserere verso a verso
                        del fallo disse Miserere mei.

Il est à remarquer qu’après la version bilingue, miserere di me, Dante dans la troisième variation cite correctement le psaume L comme s’il le recommandait à tous les futurs polyphonistes dont il est grand précurseur.

            Dans la traduction de La divine Comédie de Danièle Robert cette image est détruite dès le début. Je ne sais pas comment elle va se « débrouiller » avec Miserere mei, dans le Paradis ‒ elle trouve toujours une rime qui ne l’est pas  ‒mais si son éditeur était prêt à faire une édition en un seul volume, je lui recommande de corriger ce mauvais début.

                        Pape Satan pape Satan aleppe

Ce vers par lequel commence le chant VII de l’Enfer est un des plus commentés. Mais ici il ne s’agit point d’expliquer le vers, mais de le traduire. Cela me pousse à dire une pensée hérétique : le traducteur ne doit pas toujours comprendre ce qu’il traduit. Je connais tous les commentaires de ce vers prononcé dans une langue inventée par Dante dans laquelle chaque mot ressemble à quelque chose de connu, mais le sens définitif et valable pour tous, échappe ! Mais, Danièle Robert a si bien compris ce vers qu’elle a même décidé de le changer. Le très beau mot  a l e p p e, d’autant plus beau car il est obscurement (par le sens inattrappable) lumineux (par le son), elle l’a remplacé par une exclamation qui n’aurait aucun sens même si elle n’était pas employée par le Dante même plus de dix fois avant le chant VII ! Voici le vers le plus faussement traduit dans l’histoire de la traduction :

                             Pape Satan pape Satan ahi.

Ahi ! qu’elle (Danièle R.) accompagne par une note pseudo-scientifique dans laquelle elle vous tiendra un cours vainéneux (sic !) et vous parlera des origines greco-latines, grotesque, pour dire après tout que le mot Satan « n’apparaît nulle part ailleurs dans La Commedia*».

* Je trouve vraiment extraordinaire que tous les dantéologues (je pense spécialement aux auteurs italiens et français) se rappellent de temps en temps du vrai titre de l’œuvre de Dante, comme ici Danièle Robert, ou Carlo Ossola qui farouchement défend le titre avec l’adjectif parasite  (voir son intervention dans l’Instituto italiano il y a quelques années).

Elle a oublié qu’a l e p p e aussi n’apparaît nulle part dans La Comédie, mais elle l’a irresponsablement évincé de sa traduction et remplacé par un  a h i  qui apparaît au moins cinquante fois, puisque Dante l’emploie après le chant VII aussi ! Cet  a h i  appartient dans La Comédie au groupe de petits mots que j’appelle depuis toujours les « mots d’appuis » qui ont leur sens et devoir, et que Dante emploie régulièrement en début de vers, jamais à la rime, ou au milieu du vers, ahi ! Remplacer  a l e p p e  par  a h i  confine à l’extrême ignorance de la poétique de Dante.

J’ai beaucoup réfléchi à cet  a h i, et cherché les raisons de son apparition là où il n’a rien à chercher ! Peut-être Danièle Robert était effrayée par la rime aleppe/seppe, qui n’est pas des plus faciles, c’est vrai. Mais elle a tant de fois montré sa capacité à trouver les rimes qui ne le sont pas ‒ il y en a presque plus de 40 % dans la traduction de deux cantiques, mais je ne crois pas que son Paradis va baisser le pourcentage ‒ et c’est exactement le cas avec  a h i, qui chez elle rime avec  c o m p r i s : ahi/compris, c’est-à-dire rien du tout ; elle pouvait trouver une aussi faible solution en gardant l’a l e p p e  à sa place, par exemple j’en donne une dans son style, non le mien :

                        Pape Satan pape Satan aleppe (1)
                        Et le noble sage, qui déjà tout savait (3).      

Remarque : en remplaçant l’a l e p p e (prononcer : alépé) par l’a h i, Danièle Robert a ôté une syllabe au vers de Dante, chose qui ne pouvait pas rester sans terribles conséquences !

                        Raphèl mai amèche zabi  almi

C’est un autre vers dans une autre langue inventée par Dante, encore plus incompréhensible que Pape Satan… aleppe, que même Danièle Robert n’en donne aucune pseudo-explication, ne remplace rien cette fois, mais nous prépare une assez extraordinaire surprise, vous verrez. Voici ces deux strophes d’abord en original, pour faire comprendre ce que j’appelle « le langage des rimes » chez Dante :

                        tre Frison s’averien dato mal vanto ;
                        però ch’i’ ne vedea trenta gran palmi
                        dal loco in giù dov’ omo affibbia ’l manto

                         « Raphèl mai amèche zabi  almi »
                        cominciò a gridar la fiera bocca,
                        cui non si conventa più dolci salmi.

Les deux rimes,  a l m i  et  s a l m i, forment avec celle de la tercine précédente, p a l m i, une des plus belles réussites rimiques dans La Comédie. Comment alors traduire ces deux rimes,  p a l m i  et  s a l m i, qui entourent celle qui est encore plus rare, car elle est inventée par le Poète ! Pour le faire le traducteur doit commencer par ce mot inventé, a l m i, en le fixant à la fin du premier vers !. Est-ce possible en français ? En tout cas pas pour Danièle Robert qui cette fois n’invente aucun  a h i  (lequel, dans son dictionnaire des rimes pour les enfants, irait assez bien avec  a l m i !) et nous fait cette surprise… elle ne rime pas ! Elle qui nous a promis une traduction qui respecterait « la structure voulue par l’auteur », au moment où elle avait la chance véritable de montrer qu’elle est capable de respecter cette « structure », elle renonce à tout :

    Trois Frisons auraient été impuissants ;
car de la base à l’agrafe du manteau
je n’en voyais que trente grands empans.

                                 « Raphèl mai amèche zabi  almi »,
                              commença à crier la féroce bouche
                              à qui ne convenait psaume plus beau.           

Personnellement je pense que cette solution est meilleure qu’une avec des rimes qui ne le sont pas ! À condition qu’elle ne se vante, partout où on lui pose des questions sur sa traduction, d’être la première qui l’a réalisée en respectant la « structure voulue par l’auteur », réduite chez elle au rythme et à la rimique. Si vous vous demandez pourquoi elle traduit più dolci salmi par psaume plus beau (tandis que chez Dante il s’agit du pluriel, important) ‒ elle confond gravement ces deux adjectifs, on sait ce que chez Dante signifie  d o l c e ‒ c’est qu’elle pense qu’elle s’est rachetée puisque ce « beau » rime avec le « manteau » de la strophe précédente ! Cela ressemble plutôt à une cacophonie qu’à une traduction sérieuse, surtout annoncée et fêtée comme exceptionnelle, même révolutionnaire (Pascal Paradou) ! Il est vrai que Robert a annoncé, dans sa préface pour l’Enfer, une traduction un peu  j a z z y ; sans penser aucun mal je lui attire attention sur le fait que l’adjectif  j a z z y  conviendrait mieux à la fin du vers que le fade « beau » ! Un psaume plus jazzy*, pas mal mis.

* C’est vrai, hier soir à la Radio Classique le bon animateur Jean-Michel Dhuez, après avoir annoncé une œuvre symphonique, n’a pas résisté de faire la comparaison avec le rock ’n roll ! Pourquoi mélanger ces genres musicaux ? Pour s’excuser à ceux qui n’aiment pas la musique classique, et qui par hasard se « trouvent » sur ces ondes, ou pour apprivoiser ceux qui sont potentiels amateurs ? C’est inutile et me semble plutôt être une éducation musicale bon marché. Quant à la traduction  j a z z y  de La Comédie, Danièle Robert ferait bien de s’expliquer et de donner des exemples ‒ tel vers à la Parker, tel vers à la Duke, telle terzine à la Ella Fitzgerald, etc., je ne sais pas, c’est elle qui sait… peut-être ‒ sinon c’est une grande rigolade de sa part.