24. « Cervelle de mouche ».

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

EN ATTENDANT LE PARADIS
DANS LA TRADUCTION DE DANIÈLE ROBERT,

CERVELLE DE MOUCHE !

 

Quand j’ai commencé à lire et commenter la traduction de l’Enfer et du Purgatoire de Danièle Robert, je me disais que peut-être j’allais m’habituer à son „système“ ou „méthode“ (ou methodie, mieux : mélodie), et que j’allais adoucir mes critiques. Mais rien de tout ça! Je dirais même qu’aujourd’hui, deux ans après, que je m’étonne de n’avoir pas remarqué toutes sortes de ses nonsens et contresens ‒ poétiques, s’entend ‒ dont est peuplée chaque page de sa traduction que son éditeur Actes Sud annonçait avec un tel éclat et que ses amis et les journalistes vantaient jusqu’à „On va encore dévorer l’Enfer“, tandis que pour Pascal Paradou sa traduction est „une révolution“! Elle le serait si avant la sienne n’existaient deux versions de la traduction intégrale de La Comédie, les miennes, celle en trois volumes de 1997, et celle en un seul volume de 1998, qui a eu l’honneur de recevoir l’approbation du Centre National du Livre ! Malheureusement pour Danièle Robert, où que je pose mes yeux sur sa traduction je ne trouve que „toutes sortes de nonsens et contresens“. En terminant le dernier texte j’ai cité quelques vers du chant XXXII de l’Enfer très méchament traduits par Robert, et avant de le clore, le texte, j’ai remarqué ce spéciment, si l’on peut dire ainsi, d’une traduction spécialement moche ! Il s’agit de la Mouche, créature de Dieu! Voici deux vers de Dante de ce chant XXXII qui ne riment pas entre eux, mais sont liés par une répétition unique dans toute La Comédie, impossible de ne pas être vue vers 70 et 74 êtant proches voisins:

                                    E’ l duca mio ver’ lui: „Anima sciocca, (70)
                                    che ‘l tien legato, o anima confusa (74).

Mais, pour Danièle est tout-à-fait possible de ne pas voir ce qui saute aux yeux, ce refrain réalisé par le mot „anima“ et deux adjectifs progressifs, sciocca et confusa. J’appelle cela „une constante“, ou une contrainte qu’il faut satisfaire dans la traduction par tout traducteur et en n’importe quelle langue. En même temps nous sommes profondément dans ce qu’elle et son éditeur appellent „la structure voulue par l’auteur“. Mais la mauvaise versificatrice Robert a de graves problèmes avec les rimes auxquelles l’obligent ces deux adjectifs progressifs, sciocca et confusa. Et on a ça:

                                   Et mon guide lui dit : „Cervelle de mouche…, (70)
                                   qui le tient attaché, âme confuse, (74)

Et „la structure voulue par l’auteur“ est cassée, partie en mille morceaux ! L’âme, dans le premier vers, est devenue „cervelle“ et pas n’importe quelle cervelle, mais celle de la mouche ! Bien sûr, consciente de cette imputation d’une image non existante dans l’original, Robert donne une note, et au lieu de dire simplement : „J’ai traduit anima sciocca comme j’ai traduit, car il m’a fallu une rime en „ouche“, elle joue, comme avec contrapassus de la fin du chant XXVIII, une pseudo-spécialiste, et nous fait plus que sourire avec son explication: „L’appellation anima sciocca souligne une complète déficience de l’intellect de la part du responsable de la confusion des langues…*“

* Elle est tellement amoureuse de sa „cervelle“ pour l’a n i m a, en oubliant qu’elle a déjà employé cette  c e r v e l l e, dans le chant VII, 73, de l’Enfer, où Dante dit par la bouche de Virgile :

                                        … : „Oh creature sciocche“           

            ce qu’elle traduit incroyablement, car les  c r e a t u r e  de Dante sont devenues c e r v e l l e s, mais les  s c i o c c h e  ne sont plus  „de mouche“ mais :

                                   … : „Oh! cervelles brouillonnes!“           

Après quoi il ne nous reste que de conclure ‒ si vous me suivez attentivement ‒ que pour Danièle Robert  c r e a t u r a  et  a n i m a  sont les synonymes, c’est-à-dire  c e r v e l l e s! Qu’en dirait son Thomas d’Aquin? Pour énième fois, avec ses „cervelles de mouche“ et „cervelles brouillonnes“ ‒ image inimaginable dans l’imaginerie française avant elle! ‒ elle se montre incohérente ‒ je suis tenté de dire : Ô Incohérence, ton nom est…“ ‒ elle qui me disait dans sa Préface pour l’Enfer, page 17 d’en haut en bas, incohérent là où j’étais plus cohérent que personne !           

Oui, mais pourquoi introduire dans cette histoire pauvre amie Mouche ‒ je pense à une fable de mon cher La Fontaine ‒ et remplacer  a n i m a  par  c e r v e l l e? D’autant plus car cette expression „cervelle de mouche“ conviendrait plus à l’autre vers dans lequel l’adjectif  c o n f u s a  irait mieux avec ce „responsable de la confusion des langues“? Non, elle traduit  c o n f u s a  par  c o n f u s e, car elle prend constamment „les rimes données“ par Dante. Si elle voulait être cohérente elle aurait du traduire l’anima confusa aussi par une expression par elle inventée, par exemple : c e r v e l l e  de  l i b e l l u l e, ou quelque chose comme ça,  mais la triple rime lui manquerait gravement ! Enfin, non point par pédantisme, je lui fais remarquer qu’elle a, dans sa traduction du second vers, négligé un o de Dante, o anima confuse ! Mais elle était déjà trop heureuse d’avoir résolu la question de la Mouche, pour faire attention de cette petite syllabe*!

* Je ne sais pas si Danièle Robert se souvient de ce qu’elle a dit, comment elle s’est moqué à propos d’un Ô que j’ai ajouté à la fin du chant XXVIII pour obtenir une rime avec „cerveau-s’observe, ô“! Le choix que j’ai accompagné d’une longue note titrée Encore d’un Ô, où j’ai expliqué en détail mes trois raisons; elle avait raison de les refuser, mais dans le cas du vers 74 dont il s’agit ici, elle n’avait pas le droit de ne pas respecter ces ô là où ils ce trouvent dans le texte de Dante, par exemple celui au début de ce vers du chant XII, 49, de l’Enfer :

                        Oh cieca cupidigia e ira folle,

un vers on ne peut plus clair et simple, que Robert transforme en une sorte de cauchemard des mots, pêle-mêle, vrai galimatias, comme si elle les sortait du chapeau d’un faux magicien, et non du texte de Dante, en oubliant, bien sûr, cet initial Ô , nécessaire ‒ faut-il le dire ‒ pour l’effet non seulement rythmique mais aussi oratoire :

                        Convoitise et furie, aveuglement fou…

Qu’il me soit pardonné, mais ici je ne peux dire que : quelle mouche l’avait piquée pour enlever l’adjectif  c i e c a  ‒ un des plus dantesques ‒ à la  c u p i d i g i a  pour le transformer en  a v e u g l e m e n t, et pourquoi elle dit „aveuglement fou“, si dans le vers de Dante c’est l’ i r a  qui est  f o l l e? Totale destruction d’un vers… Vraiment, on comprend un peu Jacqueline Risset et André Pézard qui s’opposaient ouvertement (Risset) et violemment (Pézard) aux traductions rimées qui, tous les deux, ont traduit exemplairement ce passage:

                        O cupidité aveugle, et colère folle (Risset);
                        Oh convoitise aveugle et ire folle (Pézard).                   

La rime avec la  m o u c h e  lui a inspiré une des plus extraordinaires confusions en traduisant deux expressions absolument simples, que presque tous les traducteurs en français, et Jacqueline Risset et André Pézard, ont traduit sans faute : stupide (Risset, qui est sa référence à elle, ce que je n’ai jamais compris pourquoi) ou assotée (Pézard) pour  sciocca, et tous les deux confuse pour confusa, sans aucune note inutile ! Donc Robert avait le choix au lieu de se lancer dans l’obscure invention pour sortir d’une impasse rimique! Pour éviter de ressembler à personne, et ne voulant pas à tout prix reprendre les rimes de Dante, j’ai traduit ces deux vers ainsi, déjà dans ma première version „cobaye“:

                                   Et mon duc à lui : „Âme tant bête… (70)
                                   qui le tient bien lié, ô âme confuse, (74)

Après tout, on se rend compte, une fois encore, que Danièle Robert n’est pas capable de „penser“ toute La Comédie en un moment. Si elle l’était, elle se souviendrait que dans ce même chant XXVIII de l’Enfer Dante rencontre ce terrible personnage, aussi coupable pour beaucoup de choses, comme biblique Nemrod, qui s’appelle  M o s c a, donc M o u c h e, comme certains traducteurs le traduisent, tels Marc Salom ou magnifique Pézard ! Si Danièle Robert ne se souvient pas, je lui dis que c’est ce Mosca grâce à qui j’ai inventé une des plus belles rimes de la langue française :

                                         Mosca n’ / toscan, 

dont elle s’est moquée dans sa préface, mais qu’Aragon eut saluée en 1940, si elle existait déjà*.

* Ce n’était pas possible, mais le lien existe pourtant, vu que je suis né juste un an après celle où Aragon a écrit son texte La rime en 1940 !

Mais Danièle Robert a créé la vraie confusion n’aimerodique ‒ à la manière de Nemrod ‒ avec sa cervelle et sa mouche

(à suivre)