18. Le comportement de Danièle Robert avec les 16 lecteurs de Dante.

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

LE COMPORTEMENT DE DANIÈLE ROBERT
AVEC LES SEIZE LECTEURS DE DANTE

 

Parmi les personnages nombreux et divers qui peuplent La Comédie, le lecteur est un des plus constants, intéressants et ‒ importants ! Il apparaît 5 fois en Enfer, 7 fois au Purgatoire et 4 fois dans le Paradis, en tout 16 fois, tellement près du 15, le nombre fondamental du système numérologique dans le Poème, que parfois je me permets de penser et de dire que Dante s’était ‒ porté par le chaos de la fabrication du Livre ‒ oublié ‒ non endormi ! ‒ dans son calcul et avait « ajouté » un lecteur de plus ! Mais lequel ? Celui, dernier du Paradis, au chant XXII ? Sans lui, la formule numérologique serait parfaite :                  

‒ le 5 de l’Enfer, correspondait aux nombre de lettres dans le nom de Dante et dans le premier acrostiche de La Comédie, NATIo ;

‒ le 7 du Purgatoire, entre autre, correspondrait aux sept péchés qui s’y purgent ;

‒ le 3 du Paradis, faut-il dire ?, correspondrait enfin à ce symbole et l’image trinitaire sur laquelle est fondée La Comédie, depuis la tierce rime… jusqu’à la Sainte Trinité…

Mais, il y a ‒ indubitablement ‒ ce seizième lecteur ‒ tel un voyageur clandestin ‒ qui transforme cette parfaite formule en une dissonance, qui précède celle, la Grande ‒ comme je l’appelle ‒ avec le  d i f f e r e n t e m e n t e  dont il était question dans le texte précédent, qui commence ‒ si l’on peut dire ainsi ‒ à la fin du vers 16 et finit au début du vers suivant du chant XXIV du Paradis ! C’est vrai que je me suis toujours demandé, depuis que je l’ai découverte, pourquoi Dante n’a pas réalisé cette Coupure Révolutionnaire (differente-mente*) en partant du vers 15 !? L’existence du seizième lecteur expliquerait, au moins pour moi, ce fait.

* Un des derniers auteurs des livres sur Dante, prof. Carlo Ossola dans sa récemment traduite et publiée Introduction à La Divine comédie, vers la fin de son étude (page 146) renseigne le lecteur, mais comme au passage, que Dante Alighieri est quelqu’un qui « divise les mots », mais ne dit pas de quels mots il s’agit, où « ces mots » se trouvent dans La Comédie, et surtout ne dit pourquoi Dante « divise les mots » ! En effet, il ne pouvait pas le dire, puisqu’il ne s’agit pas des mots, mais d’un seul mot, pourtant exceptionnel,  d i f f e r e n t e m e n t e, de 15 lettres ; en disant que Dante « divise les mots » ‒ et il faut croire que dans l’original italien il s’agit aussi du pluriel ‒ et non un seul et unique mot, l’auteur de cette Introduction… nous montre qu’il est absolument indifférent à ce minimaliste « coup de dés » dantesque, mais aussi une des plus riches heures de la poésie universelle. Réduire ce geste sublime de Dante à cela : « la spezzatura dell’avverbio sembra riproduire ritmico volgersi della danza circolare » (note d’Anna Maria Chiavacci Leonardi), c’est rester au premier niveau de signification, littéral, sans voir les trois autres, allégorique, moral et anagogique* !

* Il est intéressant de noter que les deux traducteurs de l’essai de Carlo Ossola ont très maladroitement, pour donner l’idée de cette « division des mots », légèrement modifié (sic !) la traduction de Jacqueline Risset déjà classique, en divisant le mot choisi par elle pour remplacer le fameux differentemente : diversement = diverse-ment ! Un geste sérieusement en contradiction avec son « opération traductive » ‒ car si J. Risset pensait qu’il fallait diviser ce mot, elle l’aurait fait ‒ et d’autant plus bizarre car les deux traducteurs avaient à leur disposition l’excellente traduction de Marc Scialom qui a non seulement « divisé ce même mot et au même endroit » mais a accompagné sa trouvaille d’une note instructive !            

Je ne sais si jamais un dantéologue ‒ et les dantéologues sont capables de plus minutieux calculs ‒ avait compté le nombre de fois où Dante s’adresse à son lecteur, et j’ignore aussi si son   l e t t o r e   a été le sujet d’un texte ou d’un livre, ou d’un séminaire universitaire, qu’il mérite. En introduisant dans son texte un lecteur, Dante montre qu’il n’écrivait pas La Comédie pour soi, mais pour l’humanité, c’est-à-dire qu’il comptait sur les innombrables lecteurs (et il ne s’est pas trompé). En deux mots, l’introduction du lecteur dans les différents chants de La Comédie est une de plus belles inventions de Dante. Est-ce toujours un même lecteur à qui Dante s’adresse dans les seize différentes occasions, ou s’agit-il de seize différents lecteurs ?, c’est aussi une question intéressante à débattre.

         Le lecteur régulier de mes textes sait que maintenant je poserai la question logique et inévitable : Qu’a fait Danièle Robert avec ces seize lecteurs dans sa traduction gauchie? Encore une fois, au lieu de rester fidèle et cohérente avec son Dante ‒ car quiconque a le droit à son Danté ‒ elle a rompu le beau portrait et a montré toutes les faiblesses et maladresses de son procédé.

         Non dans les deux premières apparitions du lecteur ‒ aux chants IX, 84 et XVI, 128 de l’Enfer ‒ mais déjà dans la troisième (apparition, chant XX, 19) :

                            Se Dio ti lasci, lettor, prender frutto

vous ne le trouverez pas à cet endroit dans sa traduction :

                            Si Dieu te permet de tirer parti

et serez amèrement déçu par le comment Danièle Robert a détruit une des plus belles, des plus  d o l c e  images dans l’Enfer

                                     prender frutto / di tua lezione

‒ cruellement francisée en :

                                      de tirer parti / de ta leçon.

Deux grandes erreurs entourent le lecteur dantesque dans sa traduction : « fruit » remplacé par « parti » et « lezione » par « leçon » ! Quant à la première, Robert devait savoir que parfois un simple mot-à-mot ‒ prender frutto = prendre, fruit ‒ est la meilleure voie vers une bonne fin d’un vers ! Quant à l’autre (erreur), celle-ci était inévitable ; car elle a décidé de déloger le  l e t t o r e  de Dante dans le vers suivant !

         Je résume : Danièle Robert a d’abord évité un simple mot-à-mot, et n’a pas voulu traduire « frutto » par « fruit » mais par « parti » ; tandis que dans l’autre cas, elle a appliqué un mot-à-mot légal (puisque  l e z i o n e  signifie plutôt, c’est vrai,  l e ç o n), mais qui l’a fait commettre une vraie (pas fausse !) erreur dont le lecteur, celui à qui Dante s’adresse, a doublement souffert !

         Dans la continuation, au lieu de « tirer parti » du cas précédent, quand elle a  chassé-expulsé  le lecteur du premier vers du tercet dans le deuxième, et se sentant encouragée par cette opération ‒ que ni plairait pas du tout à Dante, car ainsi elle a éloigné son lecteur, qui risque de ne pas entendre la voix de son auteur  ‒ elle commet la même erreur mais en déplaçant le lecteur du beau milieu du vers 46 du chant XXV, toujours de l’Enfer :

Se tu se’ or, lettore, à creder lento

au début du vers suivant :

lecteur, tu ne dois pas t’en étonner…

Par ce geste irresponsable, Danièle Robert a une fois de plus éloigné le lecteur de l’auteur, mais elle a réussi encore une chose dont elle n’était pas consciente, sans doute, en devançant Dante dans son jeu avec le lecteur ! Au moment où elle mettait le lecteur au début d’un vers ‒ elle devait se féliciter d’un tel bel effet ‒ car, se disait-elle : pourquoi suivre aveuglement l’auteur qu’on traduit, même s’il s’appelle Dante ‒ sans savoir que Dante fait, deux fois même, le même effet, mais dans le Purgatoire ! Si elle le savait, elle aurait peut-être réfléchi avant de mettre le lecteur mécaniquement là où elle l’a mis, mais je ne crois pas qu’elle avait compris que Dante, pendant le passage à travers l’Enfer, donnait au lecteur une place toujours au milieu du vers, pour le protéger de tous les dangers ‒ comme Virgile le protégeait lui-même ‒ et que dans le Purgatoire, ces dangers diminuant, il l’y met ‒ au début du vers ‒ même deux fois : la première fois au chant IX, 70, et la seconde fois presqu’au début même du chant XVII. Il est clair qu’il y a une progression dans la façon dont Dante s’occupe de son lecteur.

         Danièle Robert traduit le vers 70 du chant IX du Purgatoire pas tout à fait comme il faut, mais le lecteur est à sa place prévue par l’auteur :

Lettor, tu vedi ben…
Lecteur, mon sujet…

Mais, se sentant fatiguée après toutes ces répétitions avec le lecteur ‒ et on sait combien les traducteurs français ont une peur sacrée des répétitions, et en prose et en poésie ‒ elle décide de faire un grand coup avec le  l e t t o r-l e c t e u r,  et dans le premier tercet du chant XVII du Purgatoire :

Ricorditi, lettor, se mai ne l’alpe
     ti colse nebbia per la qual vedessi
     non alrimenti che per pelle talpe…,

elle le réalise à la manière des dés jetés au hasard :

                            Si un jour en montagne le brouillard
                                 t’a surpris, il ne t’a, souviens-toi, lecteur,
                                 permis qu’à travers taie de taupe de voir… ;

Tout anti-art de traduire est là ! Il ne s’agit plus de chercher le lecteur, que Danièle Robert a, sans aucune permission, mis à la place de la rime ‒ tandis que Dante ne le met jamais à cette position, même pas au Paradis, mais elle ne le sait pas encore ‒ car toute cette strophe fourmille des absurdités autant qu’elles sont possibles dans un cadre si étroit de 33 syllabes.

         Au lieu de suivre le cours naturel des images, en fixant certains points dans le texte pour plus librement et plus facilement vouvoyer entre eux, Robert s’est laissé porter par le courant de son an-imagination qui renverse tout sur son chemin ‒ regardez où ce courant a emporté le « Ricorditi, lettor… » ‒ et laisse de résidus pareils:

t’a surpris, il ne t’a, souviens-toi, lecteur…

ou les images qui n’ont rien avec celles de l’original sauf les mots dont elles sont faites, car cela est possible aussi sous la plume de Danièle Robert :

qu’à travers taie de taupe de voir

Aucun sens ! C’est vrai que « l’action » de ce tercet se « passe » dans la brume alpine et sous la terre où vit la taupe, mais le tercet est parfaitement clair et simple ! Rien d’obscur en ces vers. Mais cela n’empêche pas Danièle Robert de nous dire que « le brouillard a permis au lecteur de voir à travers la taie de taupe » (nonsens !). Si elle avait lu ce passage dans la traduction de Jacqueline Risset ‒ qu’elle admire au plus haut niveau, je ne comprends pas pourquoi, d’autant plus que Risset était, comme Pézard, fortement opposée à une traduction terzarimée ! ‒ elle aurait compris que la vue du lecteur est comparé avec la façon de regarder de la taupe, « à travers la taie, per pelle ». Dans la proposition de Robert, le lecteur est obligé de prêter la taie à la taupe pour pouvoir voir quelque chose dans le brouillard !

           Ne pas commencer ce chant par, par exemple, « Rappelle-toi, lecteur… » ou « Souviens-toi, lecteur… » ‒ et il n’est pas nécessaire d’expliquer pourquoi ‒ c’est euthanasier la poésie. Tout le Romantisme futur est dans cette image, Byron et Berlioz, et je n’en dis plus, car ce n’est pas mon sujet.

         Mon sujet est de rappeler à l’anti-versificatrice Danièle Robert qu’elle a, dans le tercet par lequel commence le chant XVII du Purgatoire, royalement ‒ comme per pelle talpe ‒ fermé les yeux devant une des plus rares paires de rimes dans La Comédie : a l p e – t a l p e, il n’y a pas de troisième ! Ce sont ces rimes uniques, dont j’ai parlées dans le texte précédent. Elle s’est débrouillée comme elle a pu, avec  b r o u i l l a r d-v o i r,  donc avec rien et pourtant c’était le moment-lieu pour montrer qu’elle est la première et la meilleure en France à terzarimer Dante, comme elle s’est dans sa préface vantée!

         Deux cantiques, Enfer et Purgatoire, et 12 lecteurs ; il reste encor 4 dans le Paradis. Qu’en fera Danièle Robert, ce n’est plus important, après ce qu’elle a fait avec ces 12. Mais elle ira jusqu’au bout même au prix d’éliminer ‒ ou d’ajouter, pourquoi pas ! ‒ quelques-uns ! Je pense plutôt à tous les dangers qui l’attendent, elle et son éditeur, pour terminer cette entreprise traductoire qui n’aurait pas dû avoir de commencement.        

                            Rappelle-toi, lecteur, si jamais aux Alpes
                                 te surprit le brouillard, partout regardant,
                                 pareil à la taupe qui en l’obscur palpe…