23. Je me présente (IV).
Kolja Mićević
La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)
EN ATTENDANT LE PARADIS
DANS LA TRADUCTION DE DANIÈLE ROBERT,
JE ME PRÉSENTE, IV
À la fin du texte précédent j’ai cité ma traduction des derniers vers du chant XXVIII de l’Enfer, pour l’opposer à la traduction gauchie de cette même séquence de Danièle Robert. En faisant cette comparaison, j’ai compris que je suis le seul traducteur de Dante en français qui a non seulement publié plusieurs (fois!) éditions de La Comédie, mais qui à chaque fois ‒ toujours respectant la terza-rima et le rythme oscillant entre 9 et 11 syllabes ‒ a varié certaines parties de sa traduction. Je donnerais alors quelques exemples qui ‒ si elle lit ce texte ‒ feront „tremar le vene e le polsi“ à Danièle Robert!
Pour que le lecteur éventuel puisse me suivre dans mon auto-analyse, il faut qu’il sache que j’ai publié :
I. La première version de La Comédie en trois volumes, entre 1996-7, celle que j’ai appelée volontiers dès le début „cobaye“, puisque j’ai voulu „traverser“ tout le Texte de Dante, sans me retourner, pour avoir une idée la plus totale possible sur cette Oeuvre Fantastique, car mon premier geste était ‒ dès que j’ai trouvé ma solution pour le premier vers ‒ d’enlever l’adjectif parasite d i v i n a* ;
* Si j’appelle cette version c o b a y e, ce n’est pas que je sous-estimais mon effort, ce terme exprimait plutôt, je le vois maintenant, mon incertitude devant la tâche qui m’attendait, quoique déjà le Premier chant m’avait coûté d’un tel épuisement entre les 8 et 29 décembre 1992, que je craignais mourir avant d’en sortir ! Je savais déjà que certains traducteurs sont morts avant d’avoir terminé leurs travail, par exemple l’Anglaise Doroty Sayers et le Croate Mihovil Kombol, tout les deux au même endroit, douze chants avant la fin ! Mais mourir dans le premier chant ‒ qui, en effet, est une Comédie en soi ‒ me semblait trop injuste, et j’ai survécu ! Et je continuais avec toute la concentration possible, accompagnant toutes mes impressions par les notes sur les pages de gauche !
II. La seconde version, en un seul volume, publiée en 1998, avec le titre unique LA COMÉDIE et ce sous-titre taquinant Nouvelle traduction nouvelle (nouvelle non par rapport aux autres traductions précédentes, mais par rapport à la mienne première!). J’ai eu toutes les difficultés ‒ car j’ai voulu être à tout prix mon propre éditeur ‒ d’obtenir l’opinion du Centre National du Livre, laquelle après tout a été très positive. Si ma première édition c o b a y e a été un vrai samizdat, et presque clandestin, ce n’était plus le cas avec cette deuxième.
III. La troisième version date de 2017, publiée chez l’éditeur „Ésopie“, l’anagramme de Poésie, de Mont de Marsan, et l’écart de dix-neuf ans s’explique par le fait qu’entre-temps, de 2000 et 2007, j’avais entrepris et réalisé la traduction de La Comédie en serbe, ma langue natale ! Dans cette période j’ai enfin trouvé le premier acrostiche de La Comédie, celui par lequel commence l’Enfer ‒
N
A
T
Io,
inconnu par tous les dantéologues les plus et moins éminents, Carlo Ossola en tête; car, vraiment, comment en 2013 encore écrire une Introduction à la Divine Comédie sans savoir qu’au début de t o u t se trouve un acrostiche sensationnel… qui est la meilleure introduction à Dante! ‒ ainsi que la solution définitive pour la Grande Dissonance d i f f e r e n t e-m e n t e dans le chant XXII du Paradis, dont je suis spécialement fier, et dont aucun dantéologue italien, Carlo Ossola en queue, n’a jamais rien dit d’essentiel, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas compris !
Mais mes trois éditions n’étaient pas de passives réimpressions d’une traduction figée, mais variations de l’une à l’autre ; voici les trois débuts :
Traduction cobaye
À mi-chemin de notre existence
je me trouvai dans une forêt noire
car la droite voie perdit le sens.
Ah qu’il est dur d’y même croire,
forêt forte et âpre et sauvage
qui fait encore frémir ma mémoire!
Tant amère que mort et peu davantage ;
comme j’y reçus maint bon conseil,
aussi je dirai tout vu au passage.
L’essentiel dans cette version est le mot e x i s t e n c e ‒ que j’ai opposé à toutes les traductions précédentes où la v i t a est toujours traduite par v i e ‒ qui m’est tombé non du ciel, mais de la situation existentielle dans laquelle je me trouvais en été 1992
et après, à cause des événements tragiques dans mon pays. Ce mot m’a permis de réaliser la première rime simple et complexe de La Comédie: vita / smarrita; mais aussi: nostra vita / smarrita c’est-à-dire: existence / sens, et aussi : existence / perdit le sens! La découverte de la rime complexe dans le texte de Dante, et la trouvaille d’une possible solution en français, a donné une telle intonation presque symphonique, que je l’ai gardée dans la seconde :
Nouvelle traduction nouvelle
À mi-chemin de notre existence
je me trouvai dans l’obscure forêt
car la droite voie perdit le sens.
Ah qu’il en est dur une idée former,
une forêt forte qui mord et se tord
dont ma pensée frémira désormais !
Tant amère que peu plus est la mort ;
mais comme j’y reçus un bon conseil,
d’autres choses vues je dirai alors.
Dans cette version j’ai compris que le traducteur, surtout en français, ne doit pas obligatoirement reprendre les rimes „données“ par Dante (sauf exceptionnellement) : oscura / obscure; dura / dure; cura / cure, d’autant plus car ces rimes sont relativement nombreuses. Reprendre diminue l’invention. C’est pourquoi j’ai choisi le mot f o r ê t pour la seconde rime du chant I, convaincu encore que Dante aurait choisi s e l v a si ce mot pût lui donner deux rimes convenables, ce que ni b e l v a ni r i n s e l v a ne le sont (pour les utiliser Dante attendra la fin du chant XXXI du Purgatoire)! Je pense que Dante exprimait un certain regret de ne pouvoir rimer la s e l v a, et il le suggère par le choix de l’adjectif f o r t e à la place de la rime facile au vers 5, moins facile si nous devinons que ce f o r t e est une parfaite anagramme du mot français f o r ê t! Forte-forêt, quelle anagramme bilingue extraordinaire et je sais que Dante en était conscient !
Entre la seconde et la troisième version française, en traduisant La Comédie en serbe, j’ai découvert l’acrostiche par lequel commence toute La Comédie : NATIo. Pendant plusieurs années je pensais qu’il fut impossible de réaliser en français cet effet infiniment important car il me semblait impossible de détruire ma première solution pour le premier vers À mi-chemin de notre existence*…, dans laquelle pourtant je sentais une faiblesse : j’ai toujours été gêné que ma traduction commençait par une voyelle, et non par une consonne, comme chez Dante, N, la lettre centrale de son prénom ! D’autant plus que ce problème ne se posait pour la traduction en serbe dans laquelle ce N initial se traduit de lui-même: Nel mezzo del cammin…, Na pola puta…! En plus, l’acrostiche en serbe est magnifique : NACIja, ja signifiant io! La seule imperfection c’est qu’en serbe il est composé de six, et chez Dante de cinq lettres, chiffre basique dans la formule ésotérique de La Comédie, dont René Guénon ‒ un lecteur dangereusement superficiel du Poème ‒ n’a onc eu la moindre idée ! Combien je fus deçu par son Ésotérisme de Dante !
* Cette solution À mi-chemin… (que Michele Tortorici a attribué, en ami, à Danièle Robert, comme une „nouveauté absolue“, honte à lui !) „tenait l’eau“, comme on dit chez moi, car elle contient une parfaite anagramme non voulue par moi ‒ comment pus-je la vouloir ! c’est Aliénore d’Aquitaine qui me l’a envoyée ‒ et qui, il me semble résume l’état de Dante au moment du début de la „folle aventure“ :
Ami, ce monde chien très excité.
Pourtant, pour obtenir l’acrostiche en français, j’ai décidé de „renverser“ ma première solution, en obtenant cela :
N’étant qu’à mi chemin de notre existence.
C’était tellement différent de la première solution, que j’ai d’abord refusé celle-ci! Mais en la répétant, j’ai commencé à m’habituer à ce nouvel accord, Et quand enfin j’ai écrit le premier tercet de La Comédie, pour le v o i r :
N’étant qu’à mi-chemin de notre existence,
je me trouvai dans une obscure forêt
car la droite voie perdit le sens. ‒
j’ai remarqué que le premier vers était trop long par rapport aux deux autres, non syllabiquement ‒ il a exactement onze syllabes ‒ mais visuellement, car j’ai traduit toute La Comédie en essayant d’imiter les longueurs graphiques des vers de Dante !
Cette contrainte inimaginable même par les Oulipiens, qui m’a fait souvent trouver meilleurs solutions! Compter les caractères dans un vers est plus intéressant que compter les syllabes ! Le nombre des caractères dans un vers décide aussi de son vrai rythme…
„Gêné“ un peu par la longueur graphique du premier vers traduit par moi, l’idée m’est venue de remplacer e x i s t e n c e par v i e, chose qui dix ou quinze ans auparavant me semblait impossible. J’ai quand même fait un essai avec „notre vie“ et au même moment, presque automatiquement, j’ai résolu l’énigme de la première rime simple-complexe nostra vita / smarrita; c’est-à-dire : notre vie / assombrie. Ces deux rimes, lues extraites du texte, un accord plus bref que le plus beau haïku japonais, disent tout sur la vision que Dante avait sur „le monde actuel“, comme disait Valéry:
Nostra vita smarrita
Notre existence perdit le sens
Notre vie assombrie.
Ainsi commence la troisième édition française chez le bel éditeur „Ésopie“:
N’étant qu’à mi-chemin de notre vie
je me trouvai dans l’obscure forêt
car la droite voie était assombrie.
Mais je reste nostalgique de l’existence! Et je n’exclus pas la possibilité qu’une édition suivante la reprenne !
Pourtant ce n’est pas tout ! Car il existe une version plus ancienne même que celle que j’appelle „cobaye“! Quand j’ai commencé, le 8 décembre 1992, dans le 27, Rue des Vertus, vers 20 heures ‒ après une émission à la Télé dont les participants vantaient une nouvelle traduction de La divine Comédie ‒ de chercher la solution pour le premier vers et la première paire des rimes, vita-smarrita, dont je ne voyais pas encore la complexité ‒ décidé d’éviter à tout prix notre vie des traductions précédentes ‒ le mot e x i s t e n c e, le mot grave mais aussi sonore et brillant, que je n’avais jamais écrit par ma main, m’est venu envoyé par Aliénore d’Aquitaine ou la Dame Blanche (qui sont peut-être une en deux personnes).
À cette époque j’écrivais presque quotidiennement mes poèmes, en serbe et en français, en coupant les mots en syllabes pour obtenir de nouvelles rimes et rythmes.
Et comme je n’avais pas encore l’ambition de traduire toute La Comédie, mais juste de faire un essai, une expérimentation sans landemain, j’ai tout de suite „coupé“ ce mot miraculeusement venu en deux parties symétriques :
À mi-chemin de notre exis-
tence…,
et, sans encore savoir quelle sera la rime avec „exis-“, j’en fus absolument ravi par ce commencement ! Je me disais : „Voici, mon existence est coupée en deux périodes, avant et pendant la guerre, me voici confiné dans cette Rue des Vertus, donc je coupe avec raison et droit ce mot en deux parties symétriques!“ C’est avec cette impression et émotion que j’ai traduit intégralement, pendant vingt derniers jours du décembre 1992, le Premier chant de l’Enfer, après quoi, épuisé sans mesure, j’ai décidé de ne plus toucher à Dante ! Comme je considérais cette traduction libre et un peu „brute“‒ à cause de la coupure du mot existence ‒ je l’ai publiée dans mon sixième recueil de poèmes français, La rue des Amants d’hier ‒ avec le sos-titre Et autres adresses parisiennes, comme par hasard sur la page 15 ‒ avec le litre DANTE : L’ENFER, Premier chant, avec une explication en six lignes comment et où, à quelle adresse, j’ai fait cette
Traduction brute
À mi-chemin de mon exis-
tence, j’entrai en forêt noire,
où nulle voie ne s’esquisse…
Ah! il est dur d’y même croire,
forêt féroce et âpre et forte
qui fait peur à la mémoire !
Amère presque comme chose morte;
mais j’y ai reçu maint bon conseil
et vu des choses d’autre sorte.
C’est vrai, j’ai raconté cette histoire de mes variations sur le début de La Comédie un peu à rebours ! Combien cet esprit de variation est présent dans toute ma traduction de La Comédie se confirme sur maintes pages paires et gauches de ma version „cobaye“ sur lesquelles je donnais des variations possibles de certaines séquences. Un lecteur réellement curieux ‒ non comme Danièle Robert qui n’a vu dans tout cela „qu’une langue bien problématique“, ce qui ne l’a pas empêché de me „piquer“ le début à mi-chemin, que son ami Tortorici avait proclamé comme „nouveauté absolue“ ‒ ce lecteur curieux pourrait en faire des comparaisons merveilleuses !
Ma conclusion est suivante : j’ai mis plus d’ardeur et d’effort dans la solution du premier vers de La Comédie, que Danièle Robert dans les deux cantiques ensemble publiés jusquà aujourd’hui, et je ne crois pas que son Paradis y changera quelque chose.
Cette traduction montrera encore plus quelle débutante* elle est, point ailée..
* Débutante en l’art de rimer ‒ jamais la versification française n’a eu une telle mauvaise versificateur (sic!), que dire d’innombrables rimes telles Arthur-plus-fut ? ‒ et aussi, aussi grave, dans l’art de transposer convenablement les lieux les plus vibrants de La Comédie, par exemple : M i s e r e r e di me, qu’elle traduit platement par Pitié de moi, a l e p p e, qu’elle traduit par ahi, s t e l l e à la fin de l’Enfer, qu’elle traduit par : sortie, P e r c o r r e r du début du Purgatoire, qu’elle traduit par l’absurde Alors… etc. Elle est capable de toutes les mutations et mutilations du texte ; et de déstructurer les vers les plus simples, par exemple (XXVIII, 125, Enfer) :
ed eran due in uno e uno in due
qui chez elle devient :
et c’était un en deux et deux en un ‒
(et chez moi :
et furent deux en un et un en deux,
car elle ne se rend pas compte que terminer le vers en français par „en un“ est vraiment ânain, tandis qu’ailleurs (XXXIV, 127, Enfer) :
che l’altra faccia fa de la Giudecca
elle fait une i n v e r s i o n contre toute logique de la langue poétique française, et au lieu de terminer le vers par la rime G u i d e c c a ‒ impossible pour elle ‒ sur laquelle „repose“ toute cette séquence, nous rappelle que les phrases en allemand se terminent par les verbes :
que l’autre face de la Giudecca fait ‒
tandis que déjà dans ma traduction „cobaye“, qu’elle avait à côté d’elle lorsqu’elle traduisait ce vers, Robert pouvait lire la bonne solution :
qui forme l’autre face à Giudecca !
Tous ces vers renversés et inversés donnent une fausse impression que Dante est un poète qui se plaît à compliquer sans cesse son style, ce qui n’est pas vrai. Au contraire, c’est Danièle Robert qui se plaît à rendre le plus souvent ce style plus ou moins torturé.
Dante dit le plus simplement au monde:
come la pina di San Pietro a Roma ‒
le vers qui „coule“ comme la plus claire prose, que Robert „trouble“ tout simplement puisque pour elle il est plus facile de rimer „Saint Pierre“ que „Rome“, et voici le résultat inutile:
comme la pigne, à Rome, de Saint-Pierre ‒
dans lequel elle se consolait par cette rime intérieure et irégulière : comme-Rome, mais en vain parce que cette rime n’existe pas chez Dante, tandis qu’il était tout-à-fait possible d’éviter cette inversion désagréable, comme je l’ai fait :
telle la pigne de Saint-Pierre à Rome ‒
d’autant plus que le vers magnifique qui suit :
e a sua proporzione eran l’altre ossa ‒
est devenu dans la traduction de Danièle Robert un de ces (vers) assez nombreux qui font son inventaire intime des plus grandes débâcles traductoires:
et le reste devait lui équivaloir ‒
traduction non seulement inexacte mais plutôt „racontée“ que réellement „imaginée“, encore moins „rimaginée“, comme l’est celle-ci, la mienne :
et à sa proportion était chaque os. ‒
que je propose, pour terminer ces comparaisons qui pourraient aller d’une page à l’autre le long de son Enfer et son Purgatoire, et que je donne ici pour qu’un lecteur curieux puisse faire ses opinions, et de lire Dante de plus près.
Certains vers de la traduction de Danièle Robert ont l’air comme si elle les a laissés inachevés à la merci de celui ou celle qui devaient taper leur dernière version !
(à suivre)