27. Les bilinguismes de Dante tr a h i s par Danièle Robert (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

EN ATTENDANT LE PARADIS
DANS LA TRADUCTION DE DANIÈLE ROBERT, 

LES BILINGUISMES DE DANTE
TR A H I S par DANIÈLE ROBERT [II] 

Deux graves non-vérités de D. R.

 

Le 23 septembre 2016, après la sortie de sa traduction de l’Enfer chez Actes Sud, au cours de l’émission Poésie et ainsi de suite…, à la France culture, Danièle Robert, questionnée par la journaliste Manou Farina, si je ne me trompe pas de nom, confirme qu’elle est la première et la seule à avoir traduit La Comédie de Dante, tout en respectant le rythme de onze syllabes (hendecasillabo) et la triple rime (terzarima). J’ajoute qu’elle a répété la même confirmation plusieurs fois, pendant ses interviews à la radio, sans doute à la Télé, dans les journaux ou pendant lеs présentations publiques de sa traduction.

            C’est une énorme non-vérité, deux non-vérités même. Sa traduction des deux premiers cantiques ‒ qu’elle refuse de traduire comme « cantique » mais méchamment « partie » ‒ Enfer et Purgatoire, en donne des preuves irréfutables. Je me demande comment peut-t-elle jurer une telle chose, d’avoir traduit Dante en vers de onze pieds, si déjà le premier vers de sa traduction n’en a que dix :

                                   Étant à mi-chemin de notre vie (?)

Si vous vous arrêtez sur la première page de sa traduction de l’Enfer, vous trouverez, parmi les 18 vers, plus de la moitié qui sont de dix syllabes :                                  

                                   La route droite ayant été gauchie
                                   Ah ! combien en parler est chose dure
                                 de cette forêt rude et âpre et drue
                                   qui à nouveau un effroi me procure.
                                   Mais pour traiter du bien que j’y trouvai,
                                   Je parlerai des choses que j’ai vues.
                                   Étant alors si plein de somnolence
                                   que de la route vraie je m’écartai.
                                   Où cette vallée avait abouti
                                   levant les yeux ses épaules je vis
                                   qui conduit droit par tous chemins autrui.

Je n’ai rien personnellement contre les décasyllabes en tant que tel ‒ pourtant je ne peux ne pas remarquer combien ces vers ainsi « isolés » sont mal traduits ‒ le seul problème c’est que quand Danièle Robert parle du rythme hendécasyllabique de Dante et de son application dans sa traduction, elle ne  parle que des vers de 11 syllabes, en se vantant d’être la première à avoir respecté le rythme proposé par Dante. C’est la première très grave non-vérité de Danièle Robert.

            Dans la même émission du 23 septembre 2016, mais aussi ailleurs, Danièle Robert se vante d’être la première à avoir traduit en français la terzarima, grande invention de Dante, ce que tout le monde et même les oiseaux sur leurs branches savent. Mais la réalité est encore pire qu’avec le rythme. Plus de 40% de sa traduction est une énorme trahison ‒ et en contradiction avec ce qu’elle raconte à ses interlocuteurs ‒ due, dans sa traduction, aux « rimes » le plus souvent « irrégulièrement irrégulières » (car il en existe de « régulièrement irrégulières, qui sont parfois plus belles que les rimes « régulièrement régulières »), puis les rimes-assonances ‒ que Dante connaissait mais n’a jamais pensé à employer à la fin des vers ‒ et les rimes a-rimes, c’est-à-dire totale absence des rimes, celle qui triomphent dans la traduction de Danièle R. !

            Exemples des rimes « irrégulièrement irrégulières » dont sa traduction abonde (j’en prends quelques-unes du premier chant de l’Enfer, mais elles sont très nombreuses et partout, et je les vois même dans sa traduction du Paradis encore non publiée) :

                        Drue-plus ; volontiers-désespéré ; hérité-détourné ; ville-Envie ;  fraie-donner…, etc., etc…

Bien sûr, je n’ai trouvé aucune rime « régulièrement irrégulière », car elle est même plus difficile à trouver qu’une rime « régulièrement régulière » !

            Je donne quelques exemples des rimes-assonances (ou assonancées) très fréquentes chez elle et qui n’ont rien à faire avec ce qu’on appelle la versification de Dante, laquelle va du simple au métaphysique, soumise à un système dont on ne voit même l’ombre dans sa traduction, ni dans l’Introduction à la Divine Comédie de Carlo Ossola. Ce genre de rimes qu’abondamment pratique Danièle Robert,  fait penser aux chants folkloriques ou les comptines (pas les meilleurs) :

                        Abouti-vis ; celle-ci-appétits ; contrebas-vois ; tard-illusoires ; pitié-été ; Troie-tracas ; crier-tuer…, etc., etc…

Exemples des rimes a-rimes, ou les rimes abolies ; pour les trouver il suffit de rester encore dans le premier chant de l’Enfer ; l’exemple qui suit n’appartient à aucune catégorie connue dans les manuels de la versification. Voici les vers de Dante :

Nacqui sub Julio, ancor che fossi tardi,
     e vissi a Roma sotto ’l buono Augusto
     nel tempo de li déi falsi e bugiardi.
Poeta fui, e cantai di quel giusto
     figliuol d’Anchise he revenne di Troia
     poi che’l superbo Illión fu combusto..                         

Voici la traduction de la « première » traductrice, ainsi auto-proclamée et soutenue par son éditeur et les autres, amis et journalistes, de la terzarima en français :

                                        Je naquis sub Julio, quoiqu’assez tard,
                                   et vécus à Rome sous le grand Auguste
                                    à l’époque des dieux faux et illusoires*.
                                        J’étais poète et j’ai chanté le juste
                                   fils d’Anchise, celui qui vint de Troie,
                                   après l’incendie de l’orgueilleuse Ilion.

* Dire « illusoires » pour « bugiardi » ! Avec mon « petit français » je dirai que Robert est capable de sacrifier le bon sens (goût) et la signification d’un mot pour une rime nulle ‒ illusoire. Elle pouvait peut-être dire « illusionistes » mais terminer deux terzinas sans la rime aurait été trop !

Consciente de cette « apocalypse, wow », qu’elle appelle « une légère modification » ‒ Auguste-juste-Ilion ‒ abandon total de ce qu’elle a promis, Danièle Robert recourt, comme dans d’autres semblables occasions, à une note qui montre qu’elle est prête à tout pour justifier ses non-vérités. Il faut lire, il est délicieux ce gauchissement : 

« Dante met dans la bouche (N. B : quelle expression inélégante ! mettre dans la bouche, au lieu, par exemple : fait dire) de Virgile les termes utilisés par celui-ci dans l’Énéide, III, v. 2-3 : reciditque superbum / Ilium, qui fut tombée l’orgueilleuse / Illion . Le respect de cette citation entraîne une légère modification dans l’agencement des rimes sans nuire à l’harmonie de l’ensemble, puisque cette terminaison est reprise dans la terzina suivante. »

C’est vrai ‒ et c’est encore plus invraisemblable ‒ que dans la terzina suivante Robert rime « Ilion » avec « mont », et définitivement se montre maître-maîtresse de « l’agencement » et des « modifications légères » ‒ Dante m’en garde ! ‒ et me fait penser à cette O Aragne folle, ou plus à un autre vers de Dante :

Del non, …………, vi si fa ita*.

* Encore un bilinguisme dialectal  i t a  que Danièle Robert « repasse », comme on repasse un vêtement au fer, et le traduit par l’ « oui », pratique ‒ de « repassage » ‒ qui détruira systématiquement tous les beaux moments bilingues dans le Purgatoire.

Fa… Par cette note  f a  Dante suggère quelques autres mots, Danièle Robert sait bien lesquels ‒ falsi, falsificare, falsificatrice ‒ car elle prêche publiquement que « chaque mot chez Dante a plusieurs degrés de signification, jusqu’au quatrième (degré) ». (C’est une exagération irréfléchie de sa part, mais passons)  Les agencements et les modifications que pratique Danièle Robert, aussi légères soient-t-ils, si elle ne les reconnaît comme ses faiblesses ‒ c’est tellement humain ‒ au lieu de les justifier par les plus brutales parodies de notes, pour moi sont et seront de pures et pires errori non falsi !

            Conclusion : Robert ne dit pas la vérité quand elle se vante aux micros ou ailleurs, qu’elle a, la première, respecté le rythme et la versification de Dante. Au contraire, je pense qu’il s’agit, dans son cas, d’un travail qui n’a rien à voir avec la poésie, c’est-à-dire avec Dante, dans un sens très large et le plus strict du mot.  

            Ce cas frappant, dans le chant I de l’Enfer, de destruction, de dénaturation de la versification de Dante, malheureusement pour elle, n’est pas unique. Dans le Purgatoire il se répète, si j’ai bien repéré, encore deux fois ! Dans ces deux cas, au chant V et XI, Danièle Robert se trouvait devant un problème assez difficile, de trouver ‒ car elle devait prouver qu’elle est la première terzarimeuse dans l’histoire de la traduction de Dante en France ‒ la troisième rime avec Carlo-parlo, Charles-parle ! Comme je connais toutes les rimes françaises, depuis Hélinand de Froidmond jusqu’à Réda et Roubaud, il me semble que jamais, dans cette longue histoire ‒ dont à cette heure la plupart des Français ont honte, quel dam ! ‒ aucun poète n’a proposé la troisième, puisque Arles n’a grand-chose à faire avec Charles tu parles !

            Voici ces deux fragments du Purgatoire en toscan :

                                   E uno incominciò : « Ciascun si fida
                                        del beneficio tuo sanza giurarlo,
                                        pur che ’l volernonpossa non ricida.
                                   Ond ’io, che solo innanzi a li altri parlo,
                                        ti priego, si mai vedi quel paese
                                        che siede tra Romagna e quel di Carlo, (Purg., V, 64-69)

                                   …..

                                   e li, per trar l’amico suo di pena,
                                        ch’ e’ sostenza ne le prigion di Carlo,
                                        si condusse a tremar per ogne vena.
                                   Più non dirò, e scuro so che parlo ;
                                        ma poco tempo andrà, che‘ tuoi vicini
                                        faranno sì che tu porrai chiosarlo.    (Purg., XI, 136-142)

Suivent deux traductions de Robert :

     Et l’un commença : « Chacun de nous a foi
en te bienfaits sans besoin de jurer,
si le non-pouvoir le vouloir n’exclut pas.
     Moi qui tout seul avant les autre parle,
Je te prie, si jamais tu vois la contrée
Sise entre la Romagne et l’État de Charles, (Purg., V, 64-69 )

…..

     et là, pour sortir son ami de la peine,
qu’il devait purge dans la prison de Charles,
il se mit à trembler de toutes ses veines.
     Je n’en dis plus ; je sais qu’obscur je parle ;
mais d’ici peut de temps tes concitoyens
t’éclaireront sur ce que je déclare.      (Purg,, 136-142)                                              

Sans parler des « petits riens » dans sa traduction ‒ pourquoi « l’État de Charles » au lieu « celle de Charles » ; pourquoi « je sais qu’obscur je parle » au lieu, par exemple, « je sais qu’obscurément je parle », etc. ‒  comment ne pas remarquer que Danièle Robert, dans son énorme mission de traduire Dante convenablement, enfin, la première en France, a deux fois échoué là où elle  d e v a i t,  où elle avait une véritable occasion de nous  donner la preuve de sa grande virtuosité rimatoire ! Mais rien de tout ça ; dans le premier fragment elle a carrément abandonné le défi et fait une terzine définivement annulée-abolie : jurer -Charles-parle, et dans  le deuxième, fragment, elle s’est, comme elle le sait, débrouillée et consolée par parle-Charles-déclare, la solution aussi loin que tant d’autres de son idéal publiquement annoncé.

            Dans l’Enfer, elle a donné une longue et point convaincante explication pour la destruction de la terzina Troie-Iliòn, mais dans le Purgatoire, elle n’a plus rien à expliquer à personne, surtout pour s’excuser de ses faiblesses, quoique, dans les situations moins exigeantes Robert aime dire : « Pour les besoins de la rime* », etc. ! Ici, où il s’agissait d’une plus dangereuse joute, elle n’a accompagné cette absence de rime d’aucune note !             

* Cette façon de parler techniquement de Dante me plaît, mais il suffit de voir la solution que Danièle Robert a trouvée pour la première rime de La Comédie, vita / smarrita,  vie / gauchie, et d’en entendre ses raisons, pour se rendre compte combien un traducteur peut s’éloigner dans un seul vers, et capital, du poète qu’il traduit ! Le comble, c’est qu’elle s’est donné droit d’expliquer ce fameux vers ‒ voir l’émission du 23 septembre 2016 ‒ :

                        Ché la via diritta era smarrita

non dans son original , mais à partir de sa traduction. Quelle phénoménal gauchisme, quelle jamais vue déviation !   

Un peu plus haut j’ai parlé des rimes « irrégulièrement irrégulières », qui se trouvent sur chaque page de sa traduction de l’Enfer et du Purgatoire (on verra pour le Paradis, quand il sortira), dont j’ai donné quelques exemples ; mais j’ai aussi parlé des rimes « régulièrement irrégulières », qui ne se trouvent pas chez Danièle Robert, elles appartiennent à un groupe pour lequel est nécessaire une science qu’elle est loin de posséder. Ce genre de rimes se trouve dans toute ma traduction de La Comédie, elles sont d’une, de deux ou de trois syllabes et exigent parfois une lecture spéciale ;  à cette occasion j’en donne quelques unes de l’Enfer :

                                   Flux ‒ plus ‒ plut
                                   a ses ‒ assez ‒ aspect
                                   aller ‒ palais ‒ pâle est (lire : pàlé)
                                   punition ‒ buisson ‒ puis sont (lire : puisson)
                                   effrayé ‒ veillez ‒ feuille et (lire :feuillet)
                                   Etc., etc.

Quelqu’un qui, comme Danièle Robert, dit au micro, je cite : « On n’écrit plus des vers rimés » ; « C’est rétrograde d’écrire des vers rimés, ça ne se fait plus aujourd’hui » ‒ sa traduction complète basée sur une versification sans aucune invention est la meilleure preuve qu’elle avait ses raisons ce disant ; elle ne devait jamais se jeter dans cet « art de perte », comme elle appelle la traduction poétique, lequel pour elle ne sera que l’art de perdition*. Moi qui depuis plus de 55 ans rime Nacht und Tag, Tag und Nacht, je ne peux dire à tout cela, que Vade retro (traduction libre : Prends métro).

* Elle me fait penser à une dame, traductrice de l’italien, qui disait la même chose devant les étudiants une après-midi dans une salle de la Sorbonne, où je me suis trouvé ayant reçu l’invitation ; mais quand j’ai dit quelques mots à la défense de la rime, Echardy assistant de Masson m’a tout de suite ôté le micro comme si j’étais un clochard qui s’était caché dans l’amphithéâtre pour trouver un peu d’ombre car c’était déjà fin du printemps, il faisait assez chaud dehors, et qui par pur loisir voulait dire n’importe quoi pour passer le temps !    

Je donne, comme d’habitude, mes solutions pour ces deux cas Charles-parle, dont il s’agissait dans ce texte, avec deux propositions pour la troisième rime en arle, du jamais vu encore dans la versification française :

                                   Et l’un commença : « Tu n’es pas perfide
                                        et on te croit sans que tu jures par le
                                        sort, si non-pouvoir autrement ne décide.
                                   C’est pourquoi moi qui avant tous parle,
                                        je te prie, si jamais tu vois la terre
                                        sise entre Romagne et celle de Charles…, »

                                   ….

                                   Et là, pour tirer son ami de la peine
                                        qu’il endurait dans la prison de Charles*,
                                        il fit frémir le sang dans les veines.
                                   C’est tout ; et obscurément je parle ;
                                        mais bientôt tes voisins vont y faire
                                        pour que toi tu te l’expliques à part ; le
                                   Grand geste lui ouvrit nos frontières.                                       

                        * Dans les deux cas, c’est toujours le même Charles II d’Anjou.                       

(à suivre)