21. Je me présente (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)

EN ATTENDANT LE PARADIS
DANS LA TRADUCTION DE DANIÈLE ROBERT,

JE ME PRÉSENTE, II

 

Au début de mon texte précédent j’ai dit que j’ai traduit le poème de Paul Verlaine Le ciel est par-desuus le toit pendant un cours du français, en 1958 : notre professeure l’a dicté à toute la classe et demandé de le traduire, sur place. Nous étions tous très bons en français ‒ sans doute grâce à la passion avec laquelle elle nous transmettait cette langue ‒ mais j’étais le seul qui l’ai fait en reproduisant les rimes et gardant le maximum du rythme, bien sûr maladroitement. Il est difficile, aujourd’hui, d’imaginer qu’une jeune professeure d’un lycée perdu aux confins de l’Europe croyait que grâce aux poèmes classiques français ses élèves pourraient sentir la beauté du français et même apprendre un peu de sa grammaire et ! Je n’ai jamais oublié sa leçon : on ne prononce pas de même façon Je vous salue et Je vous salis ! Quand, dans le courant de l’an 2006, me fut proposé de recevoir les Palmes académiques ‒ plutôt maigre récompense pour un laboureau (bourreau de travail) comme moi ! ‒ j’ai pourtant dit oui mais à condition que la même distinction soit donnée, posthumement, à notre professeure ! Et j’ai très clairement expliqué mes raisons pour cela. J’ai même dit que « Madame Mirjanić avait allumé l’ampoule de la francophonie dans une ville en profonde Bosnie la même année où ce mot a été inventé par le poète Aimé Césaire à l’autre bout du monde ! Malheureusement, je ne fus pas compris, même je pense que ma proposition-condition a été très mal vue ! Monsieur Mainville ne m’a plus jamais contacté… le silence auquel j’ai répondu par un texte publié dans un quotidien de Banja Luka, Le journal indépendant, sous le titre Les morts ne comptent pas ?

J’ai dit aussi dans le texte précédent qu’assez tôt j’ai commencé à écrire les vers en français, je me souviens que j’ai même traduit en français deux quatrains d’un poème de Pouchkine que je connaissais par cœur dans une bonne traduction du russe en serbe ! Ce poème, très connu, commençait ainsi : Ne chante pas, ma chérie… Mais en écrivant, parallèlement avec les miens, ces vers en français, je ne le faisais pas dans l’intention de devenir « un poète français », mais comme un exercice indispensable pour un traducteur de cette langue ; ce sentiment ou cette conviction ont fait de moi peut-être le poète « français » le plus « différent » de la dernière décennie du dernier millénaire).

En écrivant mes vers français, toujours plus sérieusement, je « souffrais » d’un sentiment assez profond, que je n’apprendrai jamais la langue française ! Parfois je pense au trouvère Connon de Béthune qui disait que les Parisiens se moquaient de la rudesse de son français du Nord ‒ surtout quand on me dit que je parle très bien le français ! Je n’ai jamais reçu ce compliment sans essayer de le diminuer !

Mais qu’est-ce que c’est donc « apprendre la langue française » ? Est-ce pouvoir parler en cette langue sans être reconnu comme « étranger », est-ce d’écrire une lettre officielle sans trahir mon origine (slave) ? Deux  choses, pour moi, impossibles. J’ai lentement compris, et accepté, que la poésie ‒ et pas n’importe laquelle, mais celle soumise aux rythmes extrêmement calculés et à une versification absolument indépendante de la versification française des dictionnaires des rimes* ‒ serait mon seul champ, réduit mais le mien, d’expression.     

* À l’époque où j’ai beaucoup traduit et écrit sur Paul Valéry, je rencontrais les textes sur ce poète dont les auteurs soulignaient l’importance d’un don que Jules, frère ainé de Paul, avait fait à celui-ci pour son dix-huitième anniversaire: Un dictionnaire des rimes! En tant qu’un valéryen naïf, convaincu et fidèle que j’étais en 1960 ‒ ce que je suis resté jusqu’à l’heure où j’écris ces lignes, en 2020 ‒ ce moment me semblait presque « mythique », mais beaucoup d’années après, vers 1992, j’ai eu l’idée que Jules, en donnant ce dictionnaire à Paul, aurait dû dire cette phrase:“Je te fais cadeau de ce dictionnaire des rimes en te conseillant de n’utiliser presque aucune qui se trouve dedans; invente les tiennes!“ C’est sur cette phrase non-prononcée par Jules que j’ai établi ma « petite philosophie de la versification française ».

Pour m’expliquer ‒ à moi et à tous ceux que cela pourrait intéresser ‒ ce paradoxe: écrire les vers « en français parmi les Français », sans connaître (j’exagère un peu) leur langue, j’ai écrit ce dizain qui se trouve dans mon dernier recueil français, Le petit testament bosniaque, p. 129, publié en 1994, et aussi sur le dos de couverture de mon anthologie Les saluts slaves, publiée quelques années après :

                                   Ô Français ! mon français
                                        N’est pas le vôtre !
                                   N’en soyez pas offensés :
                                        Modestement, je montre
                                        Qu’un étranger, un autre,
                                   Se trouvant indécis, iso-
                                   Lé, exilé, dans les ciseaux
                                        De la vie, a le droit de
                                   Dire sa pensée sise au
                                        Fond d’une église froide.

Cette strophe a été pour moi une première libération du complexe « d’être étranger dans une autre langue » ; la deuxième libération « est venue » avec Dante qui, pendant que je traduisais LA COMÉDIE, m’avait conseillé de forger un nouveau terme en fondant en un mot rime et imagination. Rime+Imagination = Rimagination. ALIghieri m’a donné des ailes pour m’échapper de l’asile des fausses contraintes. Non versificateur mais rimaginateur.  C’est le nom que je me donne. (Voir pour cela le texte d’Els Jongeneel sur le site de mon éditeur !).

            J’ai pendant ces six décennies beaucoup traduit; je ne dis pas « trop », car ce n’est « jamais assez » ! Mes traductions étaient publiées dans les journaux littéraires, diffusées à la radio, lues à la Télé, jouées dans les théâtres, enfin jamais une maison d’édition n’a refusé de les publier ; je gagnais ma vie ainsi, car « sous Tito » chaque vers écrit ou traduit était payé après la publication, parfois même avant, cela m’a permis de rester l’artiste indépendant, ce que je suis toujours ! J’ai encore mes lecteurs un peu dans tous les coins de l’ex-Yougoslavie. Le poète et traducteur slovène, Boris Novak, m’a confié qu’il lisait ma traduction de Mallarmé en serbe pendant qu’il le traduisait en slovène ! Etc. Enfin j’ai eu pas mal de prix et récompenses, en 1988 j’ai reçu la Médaille de vermeil de l’Académie Française. C’est pourquoi en 2006 je jugeais les Palmes académique comme « maigre récompense » !

            Les détracteurs, heureusement, ne manquaient, et ne manquent pas ! Je laisse à côté mes deux « compatriotes » ‒ auxquels j’ai répondu récemment par un livre polémique Dante šalje sekundante (Dante envoie les témoins)  ‒ et ne cite que les dernières  lignes par lesquelles Danièle Robert termine son jugement de ma traduction de La Comédie, version cobaye de 1996, sur la page 17 de sa préface pour la traduction de l’Enfer :  

            « … si ses choix métriques et prosodiques étaient cohérents ‒ c’est loin d’être le cas. Quant à celui  des rimes, il n’est pas plus probant, le tout étant écrit dans une langue, elle, bien problématique ».

            Quant aux „choix métriques, prosodiques et des rimes“, je me suis expliqué dans plusieurs textes précédents, dès le début de cette uni-polémique*, en concluant que je suis le traducteur de Dante (aussi bien en serbe au’en français!) le plus cohérent et strict possible, ce que je puis démontrer sur presque chaque tercine de ma traduction de La Comédie !

* Oui, c’est une uni-polémique, à une voix, car ni D. Robert, ni son éminent éditeur, ni ses amis M. Tortorici et P. Parlan, ni aucun des traducteurs français de Dante, et non seulement de Dante, n’ont pas eu je ne sais pas quoi pour me contredire, en pensant sans doute que „le fou“ ‒ l’étiquette qui m’a été donné par Robert, mais aussi, quelques années auparavant, devant ses étudiants à la Sorbonne, par Echardy, assistant de Jean-Yves Masson, deux fameux détestateurs de la Dame Rime ‒ se feu-trera enfin dans le silence! 

Il reste que je réponde à la toute dernière partie de ce déplorable fragment de Danièle Robert où est la question de ma „langue bien problématique“.

(à suivre)