3. Danièle Robert et sa traduction « gauchie » de l’Enfer de Dante, par Kolja Mićević.

Kolja Mićević

LA NÉBULEUSE S’INTENSIFIE

[Enfer et Purgatoire de Dante dans la traduction gauchie

de Danièle Robert, Actes Sud, ed.]

Dans les deux textes précédents publiés sur ce même site ‒ après la parution en 2016, de sa traduction de l’Enfer de Dante ‒ j’ai montré toute la pauvreté du procédé versificatoire de Danièle Robert, avec cette conclusion :

         On apprend pendant de longues années l’art (le plus personnel, si possible) de rimer, avant de se lancer dans la traduction terzarimée de La Comédie de Dante ; c’est-à-dire, on n’apprend pas à terzarimer en traduisant Dante.

            Mais il ne s’agit pas seulement de la versification, cet art mystique et ludique qui reste hermétiquement fermé pour elle ; car la caverneuse « absence d’oreille » ‒ c’est-à-dire le dilettantisme musical de cette traductrice qui nous propose de « faire swinguer » Dante (de nous jouer un Dante jazzy ; pourquoi pas un Dante rappy ?) ‒ a déjà étalé devant nous assez de preuves amères pour que nous puissions la juger ; aux deux débuts, de l’Enfer et du Purgatoire :

                                    Nel mezzo del cammin’…
                                    Per correr miglior acque…

elle répond sourdement, mièvrement, par deux mots qui, aux endroits où ils se trouvent, n’ont aucune valeur (sauf négative) :

                                    Étant à mi-chemin
                                    Alors lève ses voiles…

Pour moi est clair que D. Robert a commencé l’Enfer par  É t a n t  pour cacher l’expression « à mi-chemin », empruntée à ma première version de l’Enfer ‒ ce qui n’a pas empêché son ami Michele Tortoricci d’encenser cette mienne solution comme la sienne « nouveauté absolue » ‒ et quant au  A l o r s  par lequel s’ouvre le Purgatoire, ‒ c’est tout simplement vulgaire. On peut se poser la question qu’est-ce qu’elle fera du début et de la fin du Paradis

         Car, entre les deux premières cantiques de La Comédie Danièle Robert n’a fait aucun progrès ! Son  Purgatoire, presque plus que l’Enfer, fourmille de fausses rimes, rimes plus qu’irrégulières, plutôt mauvaises assonances ‒ lesquelles, même si elles étaient bonnes, n’ont rien à faire dans le rimario de La Comédie ‒ sans aucune invention personnelle que le texte de Dante permet ; et tout cela, cette maladresse et incapacité de jongler avec les mots à la fin des vers, va de pair avec les fautes sérieuses ‒ et parfois très sérieuses, qui détruisent toute la conception voulue par l’auteur ‒ du sens. Le dernier vers de l’Enfer ‒ aussi connu et important que le premier : Nel mezzo del… ‒      

                             e quindi uscimo a riveder le stelle

est devenu dans sa traduction :

                             et ce fut vers les étoiles la sortie.

Le « a riveder  (à re-voir, après un court séjour dans le monde souterrain qui semblait long comme toute une vie) le stelle », est irresponsablement remplacé par « vers  les étoiles » ‒ comme si Dante allait s’envoler directement dans le Paradis, en évitant la montagne du Purgatoire et laissant Virgile à la sortie de l’Enfer, Virgile n’ayant pas le droit de monter si haut ‒ l’image qui paradoxalement sera répétée dans le dernier vers de sa traduction du Purgatoire :

                        pur et tout prêt à monter vers les étoiles.

On peut avec raison se demander si Danièle Robert, au moment où elle sortait de son enfer translatoire de l’Enfer de Dante, savait que les trois cantiques de La Comédie se terminent par le même mot, ‒ stelle ? Il est difficile de croire que non, mais si elle le savait, par quelle logique ‒ par quelle cohérence-incohérence ‒ elle a terminé son Enfer (sic, car c’est son Enfer, non celui de Dante) par sortie et non par étoiles, comme le Purgatoire ?

            Non seulement que Danièle Robert avait failli à cette contrainte première ‒ stelle / stelle ‒ « de la structure voulue par l’auteur » qui s’impose à tout traducteur de Dante digne de ce nom ‒ même s’il ne rime pas, tel le grand Pézard qui ouvertement refusait toute traduction rimée de La Comédie ‒ mais elle a aussi réussi à ne pas restituer la progression ‒ de degré en degré ‒ prévue par Dante ‒ uscimo, sortîmes / a salire, à monter ‒ et a préféré casser le jouet ?

            Le jouet ? Je dirais plutôt le toupet, car cette image se propose d’elle-même dans l’inexacte traduction de l’adjectif dantesque, disposto, du dernier vers du Purgatoire. Pourquoi D. R. traduit disposto par tout prêt et non tout simplement prêt, pour éviter le choc inévitable, car il est difficile, impossible de dire : tout prêt et ne pas entendre : toupet* ?

* Ce sont non si petites méchancetés que les langues parfois nous font, dont il faut se méfier surtout aux moments si « purs » que celui où Dante se sent prêt à monter aux étoiles. Danièle Robert devait se méfier depuis sa première rime de l’Enfervie-gauchie ‒ qu’elle a longuement expliquée et dont elle est si fière sans se rendre compte qu’elle avait, en effet, réveillé un grand Diabolus in musica qui ne plaisante pas et ne sait pas swinguer ! Il a fait, nous le verrons, la même chose mais encore plus destructivement dans sa traduction du premier vers du Purgatoire.   

Ce qu’elle pouvait éviter en proposant par exemple Très pur et prêt…, avec une assez jolie allitération « à distance », très (pur et) prêt, dans l’esprit de Dante ! Sans doute, elle avait besoin de « feutrer » ce vers d’une syllabe de plus pour avoir un vers de onze syllabes correcte, pour que ça swingue ! Oui, mais Dante dit disposto, non tutto disposto, et par cet ajout Robert nous montre combien est plus téméraire d’ajouter qu’enlever à Dante. Non que Dante n’aime pas ce genre de rencontres comiques entre les mots ‒ au contraire : che che’ che… Enfer, XIX, 17, etc. ‒ mais il savait et quand, comme je le sais, et D. R. ne le sait pas…

Pour sortir de ces ennuis avec une syllabe ajoutée par force et inexactement ‒ tout prêt ‒ et la répétition de l’image ‒ vers les étoiles ‒ déjà utilisée par elle dans la malheureuse traduction de l’Enfer, je pourrais lui donner 2 solutions d’un coup :     

                              Pur et disposé à monter aux étoiles.

Peut-il avoir pire que traduire si méchamment le dernier vers de l’Enfer et du Purgatoire ? Non, bien sûr, parce que ce sont deux vers sacrés ; mais Danièle Robert est capable de transformer « pure » en « pire » ! Je donnerai deux exemples.

            Tout le monde sait que le premier vers du chant VII de l’Enfer commence par une phrase inintelligible (sauf pour Danièle Robert) que prononce Plutus à la porte du cinquième cercle :

                                Pape Satan, pape Satàn, aleppe !

Ici le traducteur, surtout celui qui rime, a une chance exceptionnelle : de traduire, c’est-à-dire de faire correspondre le premier et le troisième vers dans sa traduction comme cela est dans l’original ‒ en cherchant la rime, impossible à première vue, avec « aleppe » ‒ de traduire, io dico, l’image qu’il ne comprend pas !

            Mais que fait Danièle Robert, qui tout comprend ? Elle fait une chose terrible ‒ le Diabolus in Musica est là, qui l’incite ! ‒ et elle change la phrase de Dante, enlève le dernier mot du vers, aleppe, et le remplace par ‒ difficile à croire ‒ ahi ! Ainsi :

                            Pape Satàn, pape Satàn, ahi !   

Je pense qu’elle a eu une peur sacrée devant la rime aleppe-seppe de Dante ; la peur dont elle se débarrassa par une violence inouïe : et, au lieu de chercher une rime même minable ‒ comme le sont la plupart des rimes dans sa traduction ‒ avec aleppe, et de laisser ce aleppe là où il était depuis sept siècles, elle a inventé toute une histoire qu’elle nous raconte dans la note par laquelle elle accompagne sa solution, et à la place d’aleppe ‒ ce mot unique dans toute œuvre de Dante ‒ propose une ordinaire exclamation par laquelle commence une dizaine de vers et avant et après ce chant VII ‒ et même dans ce chant, vers 22 ! ‒ qu’elle traduit différemment : une fois ahi, le plus souvent ah, et même hélas ! Comment alors accepter l’explication que nous donne Danièle Robert pour ce mot qu’elle a collé à la bouche de Plutus ? Le comble de cette insolence est double : car la rime qu’elle a trouvée avec ahi ‒ ahi-compris ‒ est réellement minable et par le même coup, en remplaçant aleppe par ahi, elle a diminué l’hendécasyllabe royalement clair de Dante d’une syllabe.   

            Dans un autre texte ‒ que j’écrirai quand j’aurai un peu de temps ‒ je donnerai d’innombrables points faibles de sa traduction, que j’appelle les « petits riens » comme par exemple dans ce chant VII, vers 11 ‒ qu’elle a rendu si malheureux en français avec ce ahi ‒ où Dante dit : là dove Michele, et Robert traduit : là où saint Michel ? Pour « feutrer » le rythme swinguant qui tellement déplait, il semble, au Diabolus in Musica, qui a trouvé en Danièle Robert une heureuse victime. 

            Enfin, ce terrible personnage a ruiné, dès le début ‒ dès le premier vers, dès les trois premiers mots ‒ sa traduction du Purgatoire. Ici, Danièle Robert n’a rien compris. Si elle avait lu plus attentivement ma traduction complète de Dante, et mes commentaires notés ‒ car elle les avait à ses côtés ‒ elle aurait compris ‒ elle qui rime ou au moins essaie de rimer ‒ l’importance de la seule rime verticale irrégulière dans toute La Comédie que Dante a réalisée entre le dernier vers de l’Enfer et le premier (vers) du Purgatoire :                       

                        Quindi uscimo a riveder le stelle  
                        Per correr miglior acque alza le vele

à quoi Danièle Robert répond :

                        Et ce fut vers les étoiles la sortie
                        Alors lève les voiles la nacelle

La « structure voulue par l’auteur », dont son éditeur se vente sur la quatrième de couverture, où est-elle dans la traduction de D. R.?

             Per… Elle n’a pas remarqué que Purgatoire commence par la lettre P, qui est l’initiale de cette cantique, et, plus important encore, une des sept P ‒ peccato, péché ‒ qui seront gravées par l’épée de l’ange gardien à l’entrée sur le front de Dante ! Elle ne voit pas ça. Elle ne veut pas le voir. Pour elle cela n’a aucune importance.

            Per correr… ce verbe athlétique, courir ‒ mon Scève dit : Tu cours, ô Rhône a entièrement disparu dans sa traduction ‒ a la rovescia, on peut dire ‒ de deux premiers vers, et le beau début ainsi a été déjà raté. Mais il y a encore.   

            Per correr miglior… Dante introduit un des mot-clés de toute sa poétique, et annonce « il miglior fabbro » du chant XXVI, 117, mais Danièle Robert ne s’en soucie point ‒ elle qui n’est pas capable de « penser » toute La Comédie à chaque instant ‒ et les miglior acque du début même du cantique surgissent comme flots heureux, à la fin du vers deux ! Je dis « vers deux » comme elle dit, deux vers plus loin, « royaume deux », là où il faut employer le nombre ordinal, le second ou le deuxième royaume ; car Dante ne dit pas « regno due » mais « secondo regno » !

            Cela nous avertit qu’il faut se méfier de tout ce que Danièle Robert dit sur la numérologie, surtout après ses calculs enfantins qu’elle nous explique dans la note 9 pour le chant XXX du Purgatoire. Il faut se méfier tout simplement car elle ne sait pas compter ! Dans le chant XII du Purgatoire se trouve le deuxième acrostiche de La Comédie que Robert, bien sûr, n’a pas réussi à refaire dans sa traduction, mais elle le décrit dans la note et désinforme sérieusement son lecteur :

A partir du vers 25, les douze terzines qui se développent dessinent en acrostiche, par une quadruple répétition de Vedea, O, et Mostrava au début de chaque strophe, les lettres VOM, c’est-à-dire uom, « homme », qui résume la faute suprême des humains contre Dieu.

Deux erreurs, dont une grandiose et l’autre assez grosse, dans ce petit texte ! Robert nous parle d’une quadruple répétition d’où il faut conclure que Dante construit son acrostiche avec 4 V, 4 O, et 4 M, en tout 12 lettres ! Mais, différemment de Danièle Robert, Dante n’est pas un mécanicien ‒ comme dirait Mozart ‒ pas un swingueur, mais un virtuose sur la plus haute corde. Car elle n’a pas vu ‒ quoique le voile était plus transparent que d’habitude ‒ aveuglée par son incapacité de reproduire cet acrostiche en français, elle n’a pas vu que, au-dessous de ces 12 terzines, il y avait encore une treizième dont chaque vers commence par une de ces lettres V, O et M, donc il ne s’agit pas de 12 mais de 15 lettres, le nombre central dans la numérologie de Dante que René Guénon ‒ qu’elle recommande à ses lecteurs, et je le décommande ‒ n’a pas eu le temps de découvrir car il a traversé La Comédie trop rapidement et en zigzag ‒ et avec les idées déjà préconçues‒ mais cela n’était pas assez.     

            Et la deuxième, grosse erreur de Danièle Robert quant au fameux acrostiche ? Elle dit que VOM résume la faute suprême des humains contre Dieu. Pourtant Lucifer, dont la faute dans les yeux de Dante est plus grande que les fautes de tous les humains ensemble, était un ange. Et il est le premier sur sa liste des grands orgueilleux qui sont punis dans cet acrostiche. Il ne faut pas jeter tous les péchés au visage de l’VOM.

(à suivre)