2. Danièle Robert et sa traduction « gauchie » de l’Enfer de Dante, par Kolja Mićević.

Kolja Mićević

UNE TRADUCTION « GAUCHIE » DE L’ENFER DE DANTE
par Danièle Robert, Actes Sud 2016.

I

Danièle Robert n’est pas la seule à s’occuper de Dante, mais elle est certainement parmi celles ou ceux qui ne comprennent pas grand’ choses à Dante ! Sur la page 22 de sa préface elle nous jette de la poussière dans les yeux en expliquant la nature de l’hendécasyllabe dantesque, et donne trois formules – 2 4 4 + 1 / 4 4 2 + 1 / 6 4 + 1 – on ne peut  plus scolaire – dont Dante n’est ni inventeur ni seul pratiquant – mais laisse de côté, ne les voyant pas, d’autres solutions et résolutions (révolutions !) rythmiques pour lesquelles nous pouvons dire qu’elles sont réellement de Dante et, quoique moins nombreuses que celles connues de tout le monde, sont celles qui portent en elles cette couleur plus que métrique, mais musicale, voire contrapunctique jamais vue ni entendue avant ou après La Comédie. Si elle voulait donner une idée réellement authentique et novatrice du rythme de Dante, elle aurait dû prendre comme modèle ce vers-ricercare – dans lequel reposent tous les rythmes de La Comédie – qui permet plus que le triple déchiffrage dont elle parle plus haut :

   Per non più dir e già da noi sen gìa.
1     1    1    1   1  1   1   1     1    2

Je ne crois même pas que Danièle Robert ait remarqué et compris l’importance de ce vers ; et, si elle l’avait remarqué, elle a vite sauté dans le prochain ou a fermé les yeux pour ne pas voir cette monstruosité merveilleuse qui l’a peut-être fait nerveusement sourire ou dire : « jusqu’à en devenir fou ». Je pense que c’était et sera le cas de tous les traducteurs français devant les contraintes de ce type dont La Comédie abonde. J’attends avec impatience de voir ce qu’elle va faire du fameux mot differentemente, chant XXIV, 16, du Paradis, coupé par Dante en deux parties asymétriques, ainsi : differente-mente, 10 et 5 ! Mais, loin est le paradis !

On pourrait dire la même chose de son « système rimique », comme elle l’appelle, qui malgré toutes ses explications et citations de Dante lui-même, n’a absolument rien en commun avec le système versificatoire de La Comédie. Danièle Robert est la plus mauvaise des versificateurs français qui ont jamais essayé de pratiquer cet art.

II

En continuant – après avoir montré dans un texte publié il y a deux mois sur ce même site, que sa traduction de l’Enfer de Dante est entièrement « gauchie », c’est-à-dire une entreprise profondément « avortée » (l’expression est d’elle à propos des autres traductions précédentes, sans doute la mienne) que son Éditeur devrait mettre en question avant de donner suite à ce projet – je dis que Danièle Robert est capable d’être incorrecte, d’emprunter au passage et de m’imputer des choses que je n’ai jamais ni dites ni écrites, pour créer – frauduleusement ! – une fausse ou mauvaise impression et de moi et de mon travail sur Dante. Les exemple sont divers :

– Elle m’appelle « poète bosniaque », ce qui n’est pas exact : non, je suis, et tout le monde le sait, poète et traducteur serbe de Bosnie, qui d’ailleurs plus n’y vit ; en tant que servante de Dante, elle devrait être plus renseignée et attentive à ces nuances délicates qui nous définissent là-bas, dans cette fortunata Bosnie encore divisée en deux, même trois parties qu’on pourrait facilement comparer à celles des Guelfes et Gibelins dans la Florence de Dante. Si elle avait lu mon huitième recueil écrit directement en français, Le petit Testament bosniaque (publié en 1995, avant la première version de mon Enfer) surtout le cycle de 53 cartes postales imaginaires envoyées comme de Bosnie à Paris aux destinataires dont je trouvais les noms dans le Bottin, pages jaunes, dans l’ordre alphabétique – voici la première :

Cher Abdoul Aboubacar,
la Bosie ? la Bosnie ?
C’est quand partout, à part,
on est à bout, bas, car
le Beau se nie.

– elle aurait compris combien cette simple information « poète bosniaque » (au lieu « poète serbe de Bosnie », ou tout court « poète serbe », même « ex-yougoslave », ou rien) pouvait être fausse, qui me blesse non moins que sa négligence – paresse intellectuelle ? effort conscient d’anonymisation ? – avec laquelle elle écrit incorrectement mon nom (Micevic au lieu Mićević), surtout chez un éditeur qui dispose de tous les caractères du monde!  Missèvik, poète bosniaque.… qui c’est?

– Elle met entre guillemets le mot intraduction inventé par moi et par lequel j’ai remplacé le terme « traduction » traditionnel ; elle garde ses guillemets même dans la note qui l’obligerait plutôt à donner une information correcte, mais non, elle insiste sur ces guillemets pour ôter à ce mot la vraie valeur qu’il a pour moi ; au lieu de se pencher sur cette expression et de la commenter – le in de inferno + traduction, le procédé traductionnel que j’ai suggéré par le dessin sur la couverture de la prеmière cantique – elle rejette cette véritable invention, et s’en moque (« Il est enfin difficile de ne pas sourire… », dit-elle d’ailleurs ailleurs à propos d’une autre invention de mon cru ; sourire comme forme de critique, c’est l’image qui restera de cette sérieuse spécialiste de la littérature classique et du Moyen-Âge, amoureuse du jazz* !

* C’est sans doute cette expérience jazzy qui lui a fait dire, dans une interview, une chose incroyable, qu’elle a fait « swinguer » Dante !

– Elle est prête, tout en souriant, à mal me citer ; pour montrer que ma langue est « bien problématique », elle cite et déforme ma traduction du fameux Capo ha cosa fatta (Enfer, XXVIII, 107) ainsi : Chose faite à face, au lieu : Chose faite a face – comme si elle voulait suggérer que je ne vois pas la différence entre l’a et l’à – une solution infiniment meilleure que la sienne : Ce qui est fait est fait – d’autant plus banale car elle l’a volée en effet au passage à Marc Scialom* ! En voyant le à au lieu de a, je crus qu’il s’agissait d’une simple faute de frappe, et j’étais prêt à l’excuser, mais non ! – car, sur la même page 17 de sa préface, mais dans la note – Danièle Robert re-cite ce vers toujours avec le à au lieu du a ! Il ne s’agit pas donc d’une faute de frappe mais d’une très mauvaise intention… voulue, ou non, comme pour l’intraduction.

* Quand il s’agit des expressions pareilles, surtout chez Dante, tout traducteur a une chance de montrer son originalité et son inventivité par rapport aux traducteurs précédents. Reprendre Ce qui est fait est fait d’un autre traducteur est plus qu’un plagiat et montre combien un certain Paolo Romani se trompe en appelant la traduction de Danièle Robert « novatrice », ainsi qu’un autre, Michele Tortorici, qui parle d’une « nouveauté absolue » de Danièle Robert à propos de sa traduction du premier vers de toute La Comédie (« à mi-chemin ») alors qu’il s’agit d’un direct emprunt, pour ne pas dire plagiat, fait à ma solution proposée déjà dans la version cobaye de ma traduction de l’Enfer de 1996!

J’étais content avec ma solution – chose faite a face – mais – étant plus strict que tous les autres traducteurs français de Dante, et sans doute tous autres, j’ai traduit autrement cette expression – ainsi : Chose faite ne s’efface – qui se trouve déjà dans ma seconde édition de La Comédie de 1998, celle que Danièle Robert avait totalement négligée, mais cela ne l’a pas empêché de me juger avec une telle violence ! La fameuse question de déontologie-dantéologie se repose ! – Elle me met dans la bouche ce que je n’ai pas dit ; je n’ai jamais prononcé ni écrit le mot ‘tirailler’ dans ma vie, pourtant elle me ‘cite‘: « Lui-même dit avoir été constamment tiraillé entre trois langues : l’italien, le français et sa langue maternelle », et à conclure : « jusqu’à en ‘devenir fou*’ ».

* Que j’étais enchanté me trouvant entre ces trois langues l’une plus merveilleuse que l’autre, c’est vrai, et quel mal y est ? J’ai par exemple – dans la séquence avec Chiacco – forgé la rime opaqu’eau que j’ai accompagnée d’une note car l’opaqu’eau phonétiquement – opako – peut être lu en serbe, croate et bosniaque : opako, méchamment, ou encore : o, pako ; ô, enfer! Et ce n’est pas un cas isolé de ces rencontres entre les trois langues hors de toute étymologie, mais d’autant plus intéressantes…

Quel mal y est, Madame Robert ? Le mal est qu’avec ce « à devenir fou » vous me falsifiez gravement, vous faîtes un collage de mes mots et me collez au dos – ou sur l’épaule – l’étiquette discriminatoire et exilante : Gare au fou ! J’expliquerai de quoi il s’agit pour que d’éventuels lecteurs de ce texte le sachent. En plus, c’est assez amusant. Je suis – je pense – le seul traducteur en français qui a constamment feuilleté le Dictionnaire des rimes de La Comédie réalisé autour de 1915 par Luigi Polacco, un triestin, amoureux de Dante.

[En tant que rimeur – celui qui rime quotidiennement et tout depuis son enfance – j’ai aussi été enchanté par cette version du Poème de Dante obtenue par une mise en ordre alphabétique des rimes, par lequel son aspect comique devient encore plus évident. Savoir combien de fois Dante rime, par exemple, l’adjectif bella, qui est aussi le nom de sa mère –dix fois – ou de sa dame Béatrice – neuf fois – n’est pas seulement un vain calcul, mais nous avertit que peut-être le grand Florentin faisait attention au nombre de certains mots utilisés comme rime dont on devrait peut-être tenir compte en parlant de sa numérologie, etc.].

Mais que fait Luigi Polacco dans cette histoire obscure « à en devenir fou » avec Danièle Robert qui n’a jamais, j’en suis sûr, touché son Dictionnaire*, sinon elle aurait su quelles rimes, quels degrés de rimes françaises utiliser en traduisant Dante. Dans ce cas la triade caricaturale (sac-chiacco-cloaque) et un millier d’autres ne lui viendraient jamais à l’esprit.

* Je doute même qu’elle ait jamais touché celui fait par Anna Maria Chiavacci Leonardi lequel ressemble tellement au Dictionnaire de Polacco, que j’étais plus que surpris – confondu – de ne pas voir le nom du Triestin sur la couverture, ou – à l’intérieur – une note d’A. M. C. Leonardi,  se référant à lui !

La forme phonétique de ce joli nom – Luidji Polako – crée une magnifique anagramme dans ma langue, et résume parfaitement l’effort de ce dilettante di Dante dans l’organisation de ce Dictionnaire unique ! Pour lui rendre hommage et le remercier, j’ai écrit sous la forme d’une note d’une dizaine de lignes sur la page gauche de ma traduction de l’Enfer, un éloge à Luigi Polacco, dans lequel j’ai proposé cette anagramme :

Luidji Polako = I ludji polako
Et plus fou lentement.

Dans mon anagramme je dis qu’il a fallu à Luigi Polacco (pas mal) de folie et (encore plus) de patience pour réaliser à la rovescia son Dictionnaire des Rimes Dantesques. Voilà toute ma folie ! Mais Danièle Robert sourit et me voit comme elle veut me voir, elle m’adapte à son imagé fixée et figée: « jusqu’à en ‘devenir fou*’ », c’est-à-dire « fou le camp, poète bosniaque ! » Le jour où Danièle Robert a écrit cette petite phrase – qui pour elle n’était qu’un amusant abus de sa langue maternelle – restera gravé comme une des journées noires dans la dantéologie française.

             * Il semble que Danièle Robert ait une prédilection pour l’épithète fou, puisque, pour une rime assez pâle (trou-fou) – et fausse, car il cupo ne signifie pas le trou – elle traduit, dans le chant VII, 12, de l’Enfer, la puissante image « del superbo strupo » comme « d’un orgueil fou » ; tandis que dans le vers précédent elle n’hésite pas à ajouter – par la bouche de Virgile ! – l’adjectif « saint » à (saint) Michel, tandis que dans le texte de Dante on lit : là dove Michele, là où Michel ! Faire Virgile sanctifier un ange est une colossale contradiction théologique, non moins nuisible au texte de Dante que celle commise par la même Danièle Robert dans la traduction du vers 32, chant II de l’Enfer, dans lequel elle a renversé l’ordre des noms de (saint) Paul et d’Énée ; et que dire de cette indéfendable substitution d’aleppe par le ahi, accompagnée d’un sien commentaire jusqu’à en réellement devenir fou ! C’est pour ce genre de « coups fous »  – non pour des histoires plutôt ordinaires telles que le « système rimique » ou le « système rythmique » – que j’ai dit au début de ce texte que Danièle Robert, tout en traduisant et commentant Dante, n’y comprend pas grand’choses.