4. commenter n’importe comment

Kolja Mićević

COMMENTER N’IMPORTE COMMENT…

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire de Dante

par Danièle Robert (Actes Sud, éd.)

 

                                                                

Danièle Robert commente régulièrement ses solutions de certains vers de Dante ; effort louable, mais malheureusement ses commentaires sont le plus souvent, c’est-à-dire toujours, en désaccord total avec le problème qu’elle croit avoir résolu dans le texte ! Par exemple, dans le fameux vers par lequel commence le chant VII de l’Enfer :

Pape, Satàn, pape Satàn, aleppe !

elle remplace le mot final, aleppe, par une exclamation (interjection):

Pape Satàn, pape Satàn, ahi !

et „tue“ l’idée même d’une langue entièrement inventée par Dante! Et le plus béatement au monde, donne, dans sa note, l’explication qui n’explique rien et encore moins jusifie sa décision : 

Ce vers a été longuement discuté et diversement interprété. [Et, au lieu de donner une ou deux de ces diverses interprétations qui pourraient intéresser les lecteurs de sa traduction, elle continue :] Les termes pape et aleppe ‒ lun dorigine gréco-latine, lautre hébraïque (aleph) [et, bien sûr, elle oublie éventuelle origine arabe de ces termes] ‒ étaient fréquemment  utilisé au Moyen-Âge, le premier de manière laudive, le second comme une interjection de douleur; ils peuvent signifier ici à la fois létonnement devant le prodige qui a permis à un être vivant de franchir le royaume des morts et un appel au secours de la part de Pluton à ladresse du maître de l’enfer. [Mais elle ne dit pas qui est le maître de l’enfer ! Est-ce Lucifer, ou Dieu ?]
     Même si tout ce quelle dit était vrai, c’est-à-dire que Dante savait que son aleppe  signifiait ahi, etc. ‒ et je suis un milliard dannées de lumière loin d’y croire ‒ Danièle Robert ne donne aucune raison valable et convaincante pour nous faire accepter sa „traîtraduction“; elle pouvait et peut et pourra phantasmer sur les origines de ces mots, ce qui est permis à chacun, mais elle navait pas le droit de toucher à ce vers de Dante. Si elle a décidé de se réserver une place scandaleuse dans l’histoire des traductions de Dante en français, elle peut être sûre qu’elle y ait déjà réussi, et ne doit pas continuer avec le Paradis, sauf si elle ne souhaite pas confirmer cette position exceptionnelle en se lançant à la recherche de la solution pour le vers 16 du chant XXIV du troisième cantique, dans lequel lattend toujours réveillé Diabolus in musica! Dans la suite de sa note, Robert conclue : Quant au Satàn, terme hebreu également (…) il napparaît nulle part ailleurs dans la Commedia…, et de nouveau est tristement incohérente, car elle cache à son lecteur que le terme aleppe aussi napparaît nulle part dans la Commedia, ce qui ne la pas empêché de le remplacer par cette exclamation conventionnelle ahi qui se trouve au moins une quinzaine de fois au début des certains vers de Dante, déjà en Enfer ! Remplacer lunique (aleppe) par le conventionnel, cest limage exacte dart traducteur de Danièle Robert.

Ahi! Corinna! Ahi! Morte! Ahi! tomba! ‒ oui!

Mais : Pape Satàn, pape Satàn, ahi!  ‒ non !

Danièle Robert s’est un peu beaucoup perdue entre les langues : l’ahi est peut-être une expression française de douleur, mais je ne l’ai jamais rencontrée chez aucun poète français ‒ et je les connais comme personne ‒ depuis Guillaume IX d’Aquitaine à nos jours ! Pourquoi elle l’a mise dans la bouche de son Pluton, restera mystère. Quel gâchis! En remplaçant aleppe par ahi, elle a non seulement nui à la conception (plurilingue) de Dante, mais du même coup elle a „raccourci“ un hendécasyllabe parfait d’une syllabe en détruisant le schéma rythmique du fameux vers ! Aleppe, aleppe, Mme Robert !  
            Vraiment, les libertés qu’elle se donne avec le texte de Dante sont parfois inquiétantes. Je comprends que, dans le vers 128 du chant XXV du Purgatoire, elle traduit le Virum non cognosco, Je ne connais pas d’homme, puisque elle se sait incapable de trouver en français les trois rimes ‒ même les plus faibles assonances ‒ avec cognosco.
            Mais comment comprendre ‒ je remarque au passage, n’importe où ouvrant sa traduction du Purgatoire ‒ son adaptation de l’expression : 

„render lode“

(Purgatoire, XXI, 71) par:

 „chanter le Gloria“?

 (Majuscule G et l’italique sont les siens, par lesquels elle essaie de troubler notre attention, car D. R. sait que Gloria n’est pas une bonne solution !). Toute la science gauchie de Danièle Robert est là! Et toujours le même problème : l’incapacité d’avoir, à chaque moment, toute La Comédie, dans son regard! Si elle savait que Dante „garde“ ce terme solennel pour commencer son troisième cantique:

La gloria di colui che tutto move;

si elle savait que Dante va ‒ à la manière contrapunctique digne du plus haut Bach ‒ employer musicalement ce terme au début du chant XXVII de ce même cantique :

                              „Al Padre, al Figlio, a lo Soirito Santo“,
                                   commincio „gloria!“ tutto ‘l paradiso…,

Danièle Robert n’aurait jamais eu l’idée de remplacer ce joli mot populaire loda, lauda, par un tel terme déjà officiellement ecclésiastique; car Dante par ce „render lode“ et : commincio „gloria!“ tutto ’l paradiso, suggère ce lent passage du chant monodique, Ars antiqua (Enfer, entier, et Purgatoire, en grande partie), vers le chant polyphonique, Ars nova (tout Paradis). Confondre ces deux termes, loda* et gloria, c’était presque inévitable pour quelqu’une qui dès le début avait décidé de traduire Dante en swinguant!

* Cette erreur est d’autant plus grave, car nous savons que Dante connaissait et peut-être chantait dans sa jeunesse les laudes de Jacopone da Todi, 1232-1306, frère mineur comme lui, compagnon de Saint François comme lui et victime du pape Boniface VIII comme lui !    

Mais il y a pire! Danièle Robert ‒ celle qui eut l’idée de traduire aleppe par ahi ‒ ne montre aucun respect pour le plurilinguisme (merveilleux) que Dante pratique dans toute La Comédie. Avec les citations en latin elle se comporte n’importe comment, parfois elle les laisse telles quelles, aux endroits où elles se trouvent dans l’original; parfois les déplace ne pouvant pas les rimer ‒ cognosco ! ‒ et parfois les traduit en français! Le système de Dante est parti aux éclats! Comme si l’incoerenza fosse sua serocchia! 
     Pire encore! Les huit vers en provençal prononcés par le troubadour Arnaut Daniel ‒ un passage unique dans la poésie mondiale, dans lequel Dante „marie“ les deux langues, le provençal et le toscan, en entrelaçant leurs rimes (dire / cobrire ; escalina / affina) ‒ Danièle Robert les traduit dans un français plus plat que plat, perdant tout effet phonétique surprenant, et plus, signe exceptionnel d’une fraternité poétique !
     Enfin, tout se termine pirement (plus que pire) par une massacrade des mots que l’histoire de la traduction (poétique, et non seulement de Dante) a rarement vu ! Dans les six vers du chant XXX du Purgatoire :

Cotali in su la divina basterna
     si levar cento, ad vocem tanti senis,
     ministri e messaggier di vita eterna.

Tutti dicean:„Benedictus qui venis!“
    e fior gittando e di sopra e dintorno,

    „Manibus, oh, date lilia plenis!“

‒ Danièle Robert entre comme une jardinière entrerait dans un jardin, ciseaux, plusieurs ciseaux à la main, et commence à swinguer tout en continuant à mettre de l’ordre parmi ses roses et ses lys, et les lys deviennent plus rouges que les roses :

      Tels se levèrent sur le char divin
cent ministres, cent messagers de vie
éternelle à la voix d’un tel ancien.
      Tous disaient : “Benedictus qui venis!“
 jetant des fleurs en l’air et alentour,

et* : “Offrez à pleines mains, oh! des lys!“

* Exemple scolaire comment un simple et ajouté méchaniquement (pour ne pas employer un mot plus dur) par la traductrice, peut être gênant et inutile. Ici elle a voulu à tout prix sauver les onze pieds, tandis qu’elle s’en fichait en remplaçant l’aleppe par l’ahi !  

 

Les vers 2, 3 et 6 de sa traduction sont prévus pour une future anthologie des cas les plus invraisemblables commis par les traducteurs-destructeurs ou, plus précisément, restés pour toujours débutants ! Dante a fait un effort digne de notre respect, en créant ce magnifique tercet latin :

                                   ad vocem tanti senis
                                   Benedictus qui venis
                                   date lilia plenis ‒

qui est, ainsi isolé, un beau petit poème en soi ‒ mais Danièle Robert ‒ celle qui a décidé d’être l’auteure de la première traduction terzarimée en France, en fermant les yeux devant le fait que j’ai réalisé cet exploit vingt ans avant elle ‒ l’avait, sans cesse swinguant, si cruellement piétiné ‒ d’autant plus cruellement car ce n’était pas nécessaire ‒ que sa traduction de La Commedia de Dante n’est qu’une   p a l i n o d i e   de ce qu’elle a annoncé dans sa préface malheureuse de l’Enfer, dans laquelle elle a essayé de me rendre incohérent, sinon ridicule.

            Quelle idée de rimer senis avec des lys! Quand on voit de si maladroites et plus en plus nombreuses solutions, on regrette ‒ malgré ce que Jean de La Fontaine en dit à la fin d’une de ses fables ‒ de ne pas avoir un   g r a n d    c e n s e u r   pour surveiller les traducteurs qui nés dans ce pays de René n’ont rien du décartien (sic!) !