8. Et horizontalement (II).
Kolja Mićević
La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018).
ET HORIZONTALEMENT ET VERTICALEMENT (II)
Verticalement
Si nous observons le sonnet de Dante adressé à Guido Cavalvanti, son meilleur ami ‒ dont il était question dans le texte précédent, Horizontalement ‒ nous remarquerons que la grille rimique est très régulière dans les quatrains (a ; b ; b ; a ; a ; b ; b ; a) mais assez étonnante et presque unique dans les tercets :
c ; d ; e ; e ; d ; c.
Nous pouvons chercher des raisons d’une telle disposition ‒ qui sont certainement en rapport étroit avec tout le programme du sonnet ‒ mais ce qui surtout saute aux yeux dans la version de Danièle Robert c’est qu’il ne reste rien de cette image musicale de l’écho ‒ c d ee d c ‒ ni géométrique de l’arc, créée grâce à l’ordonnance des rimes :
e e
d d
c c
Quand un traducteur ‒ surtout un traducteur français, héritier d’une tradition poétique dans laquelle le sonnet représente une forme plus constante qu’en Italie (à qui, ne l’oublions pas, appartient la gloire de l’avoir inventé) ‒ quand un traducteur, io dico, se trouve devant un pareil dessein : c ; d ; e ; e ; d ; c…, et si ce traducteur (lisez : Danièle Robert) décide de rimer pour ainsi « défier le temps » par ses traductions, il n’a qu’une possibilité de réussir dans cette « venuta folle » : imiter, pour être authentique et original, car jamais un poète français n’a écrit un sonnet, même mauvais, avec un tel réseau des rimes ! Au lieu de saisir cette occasion exceptionnelle, Danièle Robert, reste « à mi-chemin » et transforme le schéma proposé par Cavalcanti en une mièvrerie :
c ; d ; e ; d ; c ; e ;
qu’elle couronne par une de ses rimes nulles : Lagia-partage*, d’autant plus fausse car chez Dante le nom de cette dame ne se trouve à la place de la rime !
* Si de temps en temps on rencontre un bon couple des rimes dans ses traductions, comme par exemple dans ce sonnet : trente-contentes, c’est parce qu’elles sont telles dans le texte italien : trenta-contenta ! Et c’est constamment ainsi : toujours quand l’occasion se prête, Danièle Robert pique ‒ quoi pique, prend comme si cela lui appartenait ! ‒ ces rimes « données » depuis la première ballade dans les RIME ‒ verdura=verdure ; criature=créature ; natura=nature ‒ jusqu’au sonnet terminal ‒ Nerone/Néron ; leone/lion ; dragone/dragon ; Pharaone/Pharaon ‒ mais quand il faut inventer elle fait n’importe quoi et comment ! Après tout on peut logiquement aussi bien que paradoxalement conclure que Danièle ‒ qui dans sa préface pour l’Enfer dit : « … car il ne s’agit point de produire un décalque du poème original qui rendrait celui-ci exsangue… » ‒ Robert est la meilleure quand elle décalque !
Peut-être le lecteur attentif se demandera pourquoi j’insiste autant sur le fait que Robert n’a pas reproduit le c ; d ; e ; e ; d ; c en traduisant le sonnet de Dante adressé à son ami Guido ? J’insiste car ce n’est pas le seul lieu où elle a détruit le schéma rimatoire de l’original, c’est un procédé constant, ainsi que vous ne trouverez a u c u n poème de Cavalcanti traduit par elle où ce système des rimes ‒ d’autant plus intéressant car il change sans cesse ; un système mouvant ‒ est respecté*!
* Il faut dire que les formes de Cavalcanti sont, du point de vue technique assez plus compliquées et plus proches des Troubadours que celles de Dante, ce qui s’explique facilement par le fait que Cavalcanti était au moins dix ans plus agé de Dante, un énorme écart à l’époque dans laquelle ils vivaient. Le moment est de dire que Cavalcanti, même sans le vouloir, a aidé à Dante de se libérer de cet héritage des Troubadours en opposant à leurs « caras rimas » son assez simple, il faut le souligner, tierce rime ! Cavalcanti ne pouvait pas encore être si critique par rapport aux Troubadours ! Cela explique la débâcle de Danièle Robert dans son entreprise, car elle a eu tort de traduire d’abord Cavalcanti qui lui a donné un désir instantané de traduire Dante, le fait qu’elle confie elle-même ! Sincèrement, je pense qu’elle ne devait traduire ni Dante ni Cavalcanti ! Elle devait rester à sa très prosaïque et professorale traduction d’Ovide, que Dante n’aimait pas ‒ a-t-elle oublié ou n’a pas compris le sens du tercet 97-99, chant XXV de l’Enfer ! Et qu’elle essaie d’imposer ‒ voir Le point de vue des éditeurs sur le dos de couverture de sa traduction du Purgatoire ‒ avec l’obscure intention de le substituer à Virgile ! Ce Point de vue des éditeurs sonne comme une publicité à sa traduction d’Ovide !
Et pourtant Danièle Robert n’est pas indifférente à toutes ces questions des rimes et de leurs divers jeux schématiques ! Pour comprendre cela il faut lire ses commentaires (souvent longs et parfois contradictoires) sur lesquelles j’ai déjà donné mon opinion dans un des textes précédents. Voici un paragraphe du commentaire qu’elle donne à propos de deux autres sonnets épistolaires, L et Lb, entre Guido Cavalcanti et Guido Orlandi, c’est aussi anthologique : « Ayant choisi dans le sonnet précédent de jouer sur une seule rime (à une exception près : le verbe « enseigne » repris en substantif*) je conserve le même principe dans la totalité de celui-ci puisque Guido Orlandi a choisi de répondre avec les mêmes rimes que Cavalcanti. »
* L’incroyable, presque obsesionnelle précision dans la description de son propre procédé, mais qui disparaît momentanément quand elle en a le plus besoin pour résoudre comme il faut des questions que lui imposent les textes qu’elle essaie de traduire !
Pour être mieux compris je donne les « bouts rimés » de deux sonnets dont il s’agit dans le commentaire de Danièle Robert :
CAVALCANTI ORLANDI
parlare limare
sonetto coretto
imprometto volare
dare stretto
legare donare
tetto detto
letto guadagnare
usare difetto
mente gente
piano stato
stato piano
mano mano
gente mente
stato amato
Les rimes sont les mêmes, mais leur disposition est un peu différente, chez Guido Cavalcanti : a ;b ;b ;a ;a ;b ;b ;a ;c ;d ;e ;d ;c ;e ; chez Guido Orlandi : a ;b ;a ;b ;a ;b ;a ;b ;c ;d ;e ;e ;c ;d.
Quiconque regarderait attentivement ces rimes, même sans comprendre leur sens, ne pourrait jamais conclure que les deux poètes emploient une seule rime, car dans ce cas nous aurions une suite de quatorze a : a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a ;a, puisque un tel sonnet n’a jamais été écrit dans cette époque et n’aurait pas été considéré comme tel ! Cette exagération paraît même hostile aux stilnovistes, dont Cavalcanti et Orlandi faisaient partie. Mais Danièle Robert pourtant voit une seule rime, et veut refaire l’expérience car elle a déjà « joué dans le sonnet précédent sur une s e u l e rime ». Son alibi de faire une telle violence au sonnet d’Orlandi repose dans le fait qu’elle a déjà commis la même action sur le sonnet de Cavalcanti. Inacceptable ! Voici donc ses « 14 mêmes rimes », aux lecteurs de juger :
limer
émoussée
voler
défilé
donner
épargner
fructifier
trouvé
sensés
pleurer
vrai
toucher
transpercé
aimé
Si vous comparez ces mots ‒ moins accordés entre eux que les cornes dans un sac ‒ comme on dit parfois ‒ mais que Danièle Robert a autoproclamé les rimes ‒ avec les rimes de deux Guido, Cavalcanti et Orlandi, vous verrez vers quel néant peut conduire le désir irresponsable de « jouer sur une seule rime », surtout quand ce « jeu » n’est pas exigé, mais est plutôt interdit, par l’original. Elle a rêvé de vous enchanter avec ce jeu virtuose « sur une seule rime » ‒ comme sur une seule corde ‒ mais elle a créé un fragment déplaisant du vers libre ! Une fois de plus Danièle Robert a donné la preuve qu’elle est la plus maladroite ‒ pour ne pas employer un mot plus dur ‒ de tous ceux qui ont jamais essayé de rimer dans la langue française ! Et avec cette maladresse vont toutes les autres* !
* Les exemples sont nombreux, et dans sa traduction de l’Enfer et du Purgatoire ‒ sans doute ce sera la même chose pour le Paradis ‒ et dans les RIME de Cavalcanti, auxquels je consacrerai bientôt tout un article.
Mais ce fait n’a pas empêché son éditeur des RIME de Cavalcanti de mettre, en haut sur la couverture, horizontalement, son nom dans la prolongation du nom du seul auteur, un cas unique, et qui sans doute restera unique, dans les chroniques de la Traduction. Traducteur devenu coauteur à huit siècles de distance* ! Baudelaire et Mallarmé ‒ qui ont tant peiné, l’un pour sa prose, l’autre pour sa poésie ‒ n’ont jamais pensé à s’identifier d’une manière semblable avec leur Poe !
* Si l’éditeur voulait à tout prix rendre hommage à son traducteur, en le plaçant au même niveau que son grand auteur, il pouvait entre le poète et sa traductrice mettre l’habituel Traduit par, ou plus simplement par, mais surtout pas les identifier: GUIDO CAVALCANTI / DANIÈLE ROBERT. Il ne devait pas le faire même s’il croyait que cette traduction était géniale ‒ vu qu’elle a eu l’aide du CNL ‒ et même si elle était vraiment telle ! Malheureusement, cette traduction n’est pas géniale mais bien problématique, de tous les côtés ! C’est définitivement un anti-Cavalcanti !
Ici se termine le diptyque Horizontalement Verticalement, comme dirait Offenbach !