19. Quelques exemples de critique anticipative.
Kolja Mićević
La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018)
QUELQUES EXEMPLES
DE LA CRITIQUE ANTICIPATIVE
Dis-moi ‒ non pas ton signe astrologique, mais montre-moi quoi et comment tu traduis, et je te dirai beaucoup de choses sur toi ! Pendant la lecture de sa traduction de l’Enfer et du Purgatoire, j’ai tellement connu les « techniques » de Danièle Robert, qu’au moment où son éditeur prépare la sortie de sa traduction du Paradis ‒ pour compléter à tout prix La divine Comédie ‒ je vois très nettement les moments et les endroits moins ou plus importants du Texte de Dante où elle commettra ces « gauchismes », c’est-à-dire où elle trahira et détruira cette « structure voulue par l’auteur », qu’annonçait l’Actes Sud sur la quatrième de couverture de sa traduction de l’Enfer. J’en donne ‒ parmi une bonne centaine et plus ‒ quelques exemples dont on pourra vérifier la véracité à la sortie du Paradis.
Premier exemple : Danièle Robert ne remarquera pas que le dernier mot du premier vers du Paradis :
La gloria di colui che tutto move
se trouve au début du dernier vers de toute La Comédie :
l’amor che move il sole e l’altre stelle.
Par cette répétition ‒ nullement mécanique, on le verra ‒ Dante « dessine et ferme » le cercle, la forme qui correspond au mieux à l’idée-l’image cyclique ‒ cerclique ! ‒ du troisième cantique. Si elle remarque cette répétition, elle ne comprendra son importance ; et si elle comprend son importance, elle n’en pourra pas trouver la bonne solution.
Second exemple : dans le chant VII, 14, Robert « sauvera » le joli jeu avec le nom de Béatrice :
… pur per Be e per ice,
parce que Dante donne plus que la moitié de la solution, mais elle ne pourra pas facilement, dans ce même chant, seulement quatre vers plus haut :
Io dubitava, e dicea « Dille, dille ! »
traduire le Dille, dille de telle manière que ce dille, dille ‒ où Dante joue sur la plus haute corde ‒ soit le résultat d’une transformation alchimique, par le procédé de diminution, du Dì, dì, dans le vers 122 du chant V :
detto mi fu; e da Beatrice : « Dì, dì…»
Pour que Danièle Robert comprenne l’importance de ce « dille dille-dì dì » il faudra qu’elle se retourne en arrière et elle verra, au début du vers 5 du chant XXXI du Purgatoire, que Dante prépare son lecteur à ce jeu virtuose d’un instrument à cordes, puisque Béatrice dit :
« dì, dì se questo è vero ; »
Je vois qu’elle a traduit, enfin, correctement ‒ mieux que Pézard et Risset ‒ cette phrase de Béatrice du Purgatoire :
« dis, dis si c’est vrai ; »
et je ne doute pas qu’elle traduira non moins correctement le « dille, dille » par « dis-lui, dis-lui », et le « dì, dì » par « dis, dis » dans le Paradis ; mais quand elle aura réalisé ce vrai exploit, au lieu de se sentir v i n c i t r i c e d’un nœud sonore de Dante, elle sera obligée de reconnaître que ces trois solutions se trouvent telles quelles déjà dans ma traduction cobaye de 1996 de La Comédie, et normalement dans la nouvelle traduction nouvelle selon moi de 1998, et la troisième édition définitive de 2018, éditée par Esopie! Je n’ai rien contre qu’elle reprenne mes solutions pour ces magiques dì, dì / dille, dille / dì, dì ‒ car il n’y a pas d’autres meilleures ‒ mais je suis certain qu’elle oubliera de dire, dans sa note, à qui elle les doit. Elle a lu mes notes dans lesquelles j’ai toujours dit à mon lecteur quel est le mot que j’ai pris chez un autre auteur, depuis Villon, Lemaire de Belge, Maurice Scève, Stéphane Mallarmé, Jules Laforgue, Paul Valéry (etc) ou chez les autres traducteurs comme Pézard, Doderet, Brizeux, Lucienne Portier (tout un vers !*).
* Mais Danièle Robert a dit adieu à toute dantéologue dantesque au moment où elle n’a pas averti son ami Tortorici qui, dans son enthousiasme avait proclamé comme la « nouveauté absolue » sa solution du premier vers de l’Enfer, tandis qu’il s’agissait d’un pur et simple plagiat de la mienne (solution) et dont Tortorici ne s’est jamais excusé ! Une erreur non reconnue est doublement plus lourde.
Et qu’elle cesse enfin de se vanter d’être la première réalisatrice d’une traduction terzarimée de La Comédie de Dante, au moment où elle n’avait traduit que l’Enfer ! Je la devance d’une bonne vingtaine d’années…
Troisième exemple : on sait que Dante faisait tout pour élargir le chant rimique ; on pourrait lui attribuer cette phrase de Shakespeare : « Royaume pour une rime (aspra e chiocca) ! » ; il dit d i c e a pour avoir une rime rarissime avec C i r c e a, et d i c e v a pour avoir la rime avec E v a (remarque que je dois à Enrico Malato); il se permet même de jouer avec le nom d’un saint ‒ qui ne considérait pas la poésie comme une expression digne de la philosophie ‒ toujours dans le but d’obtenir des rimes diverses ; ainsi :
l’eccelenza de l’altra, di cui Tomma (XII, 110)
la gloriosa vita di Tommaso (XIV, 6)
Osera-t-elle, celle qui s’est autoproclamée la prima rimatrice de Dante en France, osera-t-elle faire quelques virtuoseries ‒ non de mièvres assonances ou pareils résidus ‒ avec le nom du Saint ? Bien que sûr que non.
Un quatrième (presque micro) exemple : comment en lisant ce tercet du chant I, 43-45, avant d’essayer sa traduction :
Fatto avea di là mane e di qua sera
tal foce quasi, e tutto era là bianco
quello emisperio, e l’altra parte nera…,
comment ne pas remarquer ces deux couleurs les plus opposées entre toutes, bianco et nera, par lesquelles se terminent ces deux vers ? C’est ainsi chez Dante ; mais prenez certaines traductions de ces trois vers en français et vous trouverez toutes sortes de variations qui ont pour le but d’éloigner le plus possible ces deux mots l’un de l’autre pour voiler au lecteur l’idée principale ‒ bianco/nera ‒ qu’avait Dante, j’en suis persuadé, en créant ces vers !
André Pézard, violent ennemi de toute traduction rimée de La Comédie, propose une solution que je dirais capricieuse :
Sur le mont d’achevait la matinée :
le soir tombait déjà aux rives de l’Europe,
l’autre hémisphère était déjà tout blanc…,
où le noir avait carrément disparu du texte et les petits adverbes du premier vers « di là » et « di qua », auxquels Dante nous a habitués depuis le début même de La Comédie, inexplicablement remplacés par « sur le mont » et « aux rives de l’Europe »!
Jacqueline Risset, dans sa très célèbre traduction de La Comédie, garde les couleurs de Dante :
Ce point avait fait le matin-là, ici
le soir ; presque tout blanc était par là
cet hémisphère, et l’autre côté noir,
mais cache ouvertement le bianco à l’intérieur du vers ‒ pour qu’il ne la rappelle que Dante est un rimeur-rimaginateur ! ‒ tandis que son « mot-à-mot le plus fidèle possible » proclamé hautement contre toute versification terzarimée dans sa préface pour l’Enfer, l’obligeait de garder le blanc à la fin du vers !
Pourtant et heureusement ce comportement n’est pas commun pour tous les traducteurs français ; j’ai déjà attiré l’attention de mes lecteurs sur la traduction d’André Doderet, de 1938, qui a très délicatement traduit ce tercet ‒ comme tourmenté et chez Pézard et chez Risset ‒ sans s’opposer à une jolie rime qui s’est offerte d’elle-même :
Avait fait le matin ici et là le soir,
un porche ou presque, et tout paraissait blanc
dedans cet hémisphère et, dedans l’autre, noir.
J’attends avec impatience la solution que proposera Danièle Robert pour ce tercet et tant d’autres, mais d’avance je sais que sa traduction du Paradis sera non moins que les deux précédentes de l’Enfer et du Purgatoire, parsemée de tant de ses « gauchismes » dont on pourra sourire à volonté…