14. Les quinze esprits de Guido Cavalcanti (II).

Kolja Mićević

La traduction gauchie de l’Enfer et du Purgatoire
par Danièle Robert (Actes Sud, 2016, 2018).

LES QUINZE ESPRITS DE GUIDO CAVALCANTI (II)
pas bien vus par Danièle Robert.

 

Il faut que j’explique au moins deux choses annoncées dans l’article précédent dans lequel j’ai critiqué surtout l’incohérence de Danièle Robert dans l’adaptation du terme important s p i r i t e l, qui apparaît 5 fois dans l’espace du sonnet original mais non dans sa version traduite, puisque dans le vers 12  l o  s p i r i t e l  est de « petit esprit » devenu « un gentil esprit » ! Par ce coup elle a détruit la « formule ésotérique voulue et créé » par Cavalcanti :

10 fois  s p i r i t o
05 fois s p i r i t e l
= 15*

* Les commentateurs de Dante parlent souvent de l’importance des nombres dans La Comédie et ils ont raison de le faire, même Danièle Robert ‒ mais qui ne va pas plus loin que 1 et 3, et le 15 est pour elle déjà l’Ultima Thulé ‒ tandis qu’ils négligent le plus totalement cette qualité chez la plupart de ces poètes « autour » de Dante, qui étaient aussi de très bons compteurs, Cavalcanti en première place ; rappelons-nous aussi du sonnet de 12 vers de Guido Orlandi (je me borne aux textes de son édition des RIME de Cavalcanti…!). 

Guido Cavalcanti n’était pas peut être d’accord avec Dante dans la question fondamentale sur le sens de l’Amour, et son rapport avec l’Après-Mort, mais dans le rapport aux dimensions numériques et numérologiques de ce monde ‒ il était son meilleur ami ! Dante a beaucoup appris avec lui dans ce sens, surtout sur la valeur du nombre 15, absolument négligée par les ésotériciens dantesques avec René Guénon au front. C’est pourquoi j’en parle !

            Je ne dis pas que Danièle Robert n’a pas réfléchi ‒ c’est tout simplement impossible ‒ sur le nom et prénom de Guido Cavalcanti ; elle l’a même prouvé très concrètement dans la traduction d’un sonnet en traduisant l’italien verbe cavalcando non comme on s’y attendrait : chevauchant, mais d’une manière qui dépasse toutes les attentes : en faisant l’attentat sur la langue poétique française !

Il s’agit d’un sonnet adressé à Guido par un certain Lapo Farinata degli Uberti ‒ mais une ombre de doute plane sur l’authenticité ‒ dans lequel, au vers 12 de l’original, apparaît l’image : che cavalcava, que Robert commente dans sa note : « On ne peut s’empêcher de voir également un jeu moqueur avec le nom de Guido dans le verbe cavalcava, au vers 12. ». Et elle décide de refaire ce « jeu moqueur » ‒ car elle aime se moquer, comme je le montrerai dans un article à venir ‒ dans sa traduction ; mais, refusant de traduire cette image comme il a fallu la traduire : en chevauchant, sans tout à fait perdre le goût du jeu « voulu » par l’auteur, que ce soit degli Uberti (certainement pas), Guido lui-même, ou un tiers, elle transforme ce jeu moqueur en un jeu vraiment grossier et propose :

c a v a l c a d a n t.

Au lieu d’insister sur le contrafactum coppinien absurde, et même, je dirais, plus qu’absurde ‒  c a v a l c a n d o – c a v a l c a d a n t ‒ Danièle Robert devait avoir confiance en ce beau mot français  c h e v a u c h e r,  car dans sa forme qu’exigeait le texte, elle pouvait, non de la tête mais par la queue, approcher le nom du poète :

c h e v a u chant(s)
c a v a l canti.   

Car: chant de chevauchant et canti de Cavalcanti est une réellement belle rencontre entre deux langues, belle et profondément poétique parce qu’elle n’est pas le résultat d’une logique historique ou linguistique, mais de mouvements aussi secrets qu’imprévisibles dans notre imagination. Etc. C’est ainsi que je vois des choses : et j’ai grand problème à écrire correctement ce mot tout-à-fait incorrect,  c a v a l c a d a n t, car   c a v a l c a d e r e  me rappelle en écho le verbe latin  c a d e r e, après quoi je ne peux m’empêcher (j’ai aussi mes empêchements) de voir une inévitable et fatale  c h u t e  d e  c h e v a l,  l’image par laquelle on s’éloigne de l’original italien mais on est plus proche de la traduction française !     

     Après quoi je me demande si Danièle Robert pense que chaque fois, quand on rencontre le verbe  c a v a l c a r e, surtout dans sa forme  c a v a l c a n d o,  dans la poésie de l’époque qui nous intéresse vivement, une époque où tout le monde chevauchait, il faut le traduire par le sien c a v a l c a d e r ? C’est pourquoi je pense que l’image-métaphore  c a v a l c a n d o  n’est pas si spécialement digne d’intérêt, étant trop facile ! Mais supposons que Cavalcanti avait le premier ‒  à partir de son nom ‒ inventé le verbe  c a v a l c a r e,  et que personne ne l’ait jamais employé dans la poésie italienne après lui ; dans ce cas même le  c a v a l c a d a n t de Danièle Robert aurait un sens ; mais ce n’est pas le cas. Déjà un sonnet de Dante du début de la Vita nova commence par :

          Cavalcando l’altrier…,

car notre Dante chevauchait aussi, aussi bien que le troubadour Guy d’Ussel quelques décennies avant Guido et lui : L’altr’ier mi cavalcan…! Si un jour Danièle Robert décide de traduire la Vita nova de Dante ‒ il suffit qu’elle entende la voix : Dante me prega… ‒ elle sera obligée de traduire ce premier mot du sonnet par son  c a v a l c a d a n t…, pour justifier son premier choix, et montrer qu’elle est cohérente dans ses choix ; tandis, quant à l’altrier, j’espère qu’elle a compris que cela signifie l’autre jour, hier ou avant-hier, mais certainement pas hier soir !

            Revenons au chiffre Quinze. Danièle Robert dans sa note constate, grâce à la découverte de deux commentateurs italiens, que le « sonnet des esprits » contient quinze fois le mot spirito/spiritel. Et c’est tout. Elle ne se pose pas la question nécessaire : Pourquoi Cavalcanti autant de fois répète ce mot, d’un vers à l’autre ? Elle ne s’est posé cette question sans doute parce que les deux commentateurs italiens ne l’avaient pas posée ! Voici les trois degrés du  q u i n z e  obtenu par Cavalcanti dans ce « sonnet des esprits » :

15

I. LE PREMIER DEGRÉ

Guido (5) + Cavalcanti (10) = 15
(valeur native)

     G U I D O   (5)
     C A V A L   (5)
     -C A N T I   (5)

II. LE SECOND DEGRÉ

 s p i r i t o (7)  +  s p i r i t e l (8)  = 15
(valeur lettriste)

III.  LE TROISIÈME DEGRÉ

s p i r i t o (10)  +  s p i r i t e l (5) = 15
(valeur active)

 

La première conclusion qui s’impose est celle que Cavalcanti ne comptait pas seulement les lignes, les mots, les syllabes, mais les lettres aussi ! Toute cette formule mathématique du « sonnets des esprits » le démontre, c’est évident. Il s’agit d’un manifeste numérologique et un manuel ésotérique en un exemplaire !

            Et le Quatrième degré, celui que Dante appelle anagogique ou transcendant ? À quoi je réponds : Cavalcanti, quoique anathématique, connaissait bien l’importance de la quinzième bougie qui ne s’éteint jamais pendant la cérémonie (leçons)  des ténèbres. Symbole du Christ. Mais les trois premiers (degrés) sont suffisants pour faire réfléchir Madame Robert qui s’est bornée, dans la préparation de la traduction de ce sonnet spirituel, à des opinions de deux commentateurs italiens pour leur rendre hommage en les nommant, tandis qu’elle a malicieusement « oublié » Henri Spitzmuller, ce qui ne l’a pas empêchée de lui voler la mauvaise solution : spiritel = petit esprit !

(à suivre)